Il leva enfin les yeux de son écran.
Son père, les yeux rougis, le visage fripé, était toujours assis à côté de lui et le regardait avec un étonnement non dissimulé. Adossé au mur, Frank bâillait. Anson s’était endormi sur le sofa à côté de la porte. Andy entendit la pluie tambouriner dehors. Il y avait une lueur grisâtre dans le ciel.
« Quelle heure il est ? demanda-t-il.
— Six heures et demie du matin. Tu ne t’es pas arrêté un seul instant, Andy.
— Non. Il me semble que non, pas vrai ? » II se leva, s’étira, bâilla, pressa ses phalanges sur ses globes oculaires. Il se sentait brisé, épuisé, vidé, il avait faim. « Je crois que je vais aller pisser, d’ac ? Et peut-être que quelqu’un pourrait m’apporter une tasse de café.
— Tout de suite. » Steve fit signe à Frank, qui se leva aussitôt et partit. Lorsqu’Andy, toujours en train de bâiller, commença à se diriger pesamment vers la salle de bains, Steve lui lança, sans même essayer de cacher son impatience : « Alors, fiston, ça a marché ? Qu’est-ce que t’as trouvé là-dedans ?
— Tout. »
Leur tentative hasardeuse avait été payante, finalement. L’introuvable Andy était rentré au bercail et avait pénétré pour eux les impénétrables archives. Ils avaient maintenant la confirmation de l’inconfirmable hypothèse « Numéro Un ». Feuilletant avec un émerveillement jubilatoire le synopsis que Steve lui avait préparé à partir de l’analyse préliminaire effectuée par Andy sur sa première exploration des archives Borgmann, Anson sentit se détacher de lui les fardeaux du chagrin, du regret et de l’autocritique qui l’avaient prématurément vieilli ces cinq dernières années. Il était à présent miraculeusement rajeuni, plein d’énergie et de rêves, à nouveau prêt à se jeter en première ligne pour libérer la planète de ses oppresseurs. Du moins en avait-il l’impression sur le moment. Sa seule espérance était que ça dure.
Pendant trois ou quatre minutes, il feuilleta les pages glacées et élégamment imprimées tandis que les autres le regardaient sans dire un mot. Puis il leva les yeux et dit : « Dans combien de temps vous pouvez démarrer là-dessus, à votre avis ? Est-ce qu’on a déjà assez d’éléments pour nous attaquer au Numéro Un ? »
Avec lui dans la chambre des cartes se trouvaient Steve Gannett, sa femme Lisa, Mark, l’aîné des fils de Paul, Julie, la sœur de Mark, et Charlie Carmichael avec sa femme Cassandra. Les piliers actuels de la famille, plus ou moins, tous sauf Cindy, matriarche vénérable et sans âge du clan, momentanément occupée ailleurs dans la maison. Mais c’était à Steve qu’Anson adressait la plupart de ses questions.
Et la réponse que Steve lui donna n’était pas celle qu’il voulait entendre.
« À vrai dire, on a encore pas mal de boulot à faire avant d’en arriver là, Anson.
— Ah bon ?
— L’Entité en chef avec qui traitait Borgmann – et on peut supposer, je crois, que ce spécimen était vraiment celui que nous appelons le Numéro Un – était basée à Prague, dans un grand château sur une colline. Comme tu le sais déjà, j’imagine, nous croyons que le quartier général de Prague a été déclassé il y a pas mal de temps et que le Numéro Un a été transféré à Los Angeles. Mais nous avons besoin d’une confirmation que je compte obtenir d’Andy dès qu’il aura trouvé l’itinéraire d’accès. Une fois que nous aurons localisé précisément le Numéro Un, nous pourrons songer aux moyens de le supprimer.
— Et si Andy décide de disparaître encore une fois ? demanda Anson. Est-ce que tu pourras trouver tout seul les données nécessaires ?
— Il ne disparaîtra pas.
— Et si tu te trompes ?
— Je crois qu’il veut vraiment être sur ce coup, Anson. Il sait à quel point il est indispensable pour le projet. Il ne nous laissera pas tomber.
— Tout de même, j’aimerais faire surveiller ton fils vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour m’assurer qu’il reste sur place jusqu’à ce qu’il ait fini de brasser les données Borgmann. C’est vraiment un gros affront pour toi, Steve ?
— Ça va certainement en être un pour Andy.
— Il nous a déjà laissé tomber une fois. Je ne veux pas courir encore le risque de le perdre. Autant que je te le dise maintenant : j’ai demandé à deux autres de mes fils de se relayer pour le surveiller tout le temps qu’il sera au ranch.
— Bon, dit Steve en laissant son mécontentement transparaître. Comme tu voudras, Anson. Surtout que tu as déjà pris ta décision, à ce que je vois. Mais, vous savez tous ce que je pense de la nécessité de le traiter comme un prisonnier.
— Lisa ? reprit Anson. C’est ton fils. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que tu devrais le surveiller avec l’œil du faucon jusqu’à ce que tu obtiennes ce que tu attends de lui.
— Et voilà ! triompha Anson. “Le surveiller avec l’œil du faucon” ! C’est ce que Frank va faire. C’est ce qu’il fait en ce moment même, d’ailleurs. Martin et James vont le relayer, huit heures par jour chacun. Voilà qui est réglé, d’accord ?… Steve, quand est-ce que tu vas avoir du concret pour la localisation du Numéro Un ?
— J’en aurai quand j’en aurai, vu ? C’est notre priorité des priorités.
— Doucement, doucement. Je voulais seulement avoir une idée du délai.
— Eh bien, dit Steve avec une sorte de moue dubitative, je ne peux rien t’indiquer de précis. Et je ne crois pas que le fait de mettre Andy sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre l’encourage vraiment à nous aider. Mais passons. Peut-être qu’il sera disposé à coopérer quand même. Je voudrais bien le croire. Cela dit, une fois que tu auras enfin tes informations, quelle méthode as-tu en vue pour liquider le Numéro Un ?
— On fera comme on a déjà fait. Mais mieux, cette fois-ci, j’espère… Bonjour, Cindy. »
Elle entra tranquillement dans la pièce avec la grâce et la dignité de la frêle vieille dame qu’elle était – vive, la tête haute, les yeux plus brillants que jamais – et s’assit à côté de Mark.
« Nous parlons de l’attentat contre le Numéro Un, l’informa Anson. Je viens d’expliquer à Steve que j’ai l’intention de procéder à peu près comme la première fois : envoyer quelqu’un poser une bombe juste contre le mur de l’immeuble, voire à l’intérieur, si possible. Cette fois-ci, Andy devrait être en mesure de nous donner la localisation précise du Numéro Un, ainsi que les mots de passe informatiques exacts permettant à notre homme de passer au travers du dispositif de sécurité extraterrestre.
— Tu as déjà quelqu’un en vue pour cette mission, Anson ? demanda Mark.
— Oui. Mon fils Frank. »
C’était une information qu’il n’avait communiquée à personne, pas même à Frank, jusqu’à cet instant. La réaction dans la salle fut tumultueuse, instantanée et véhémente. Tout le monde parlait en même temps, hurlait, gesticulait. Au milieu de ce chaos soudain, Anson vit Cindy, assise droite comme un I, aussi rigide, émaciée et sinistre que la momie d’un pharaon, qui fixait sur lui un regard chargé d’une violence si franche, si flamboyante, qu’il crut presque en sentir l’impact physique.