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« Non, dit-elle d’une voix glaciale de contralto qui trancha dans le vacarme comme un cimeterre. Pas Frank. N’y pense même pas, Anson. »

Un silence de plomb s’abattit dans la pièce et se prolongea jusqu’à ce qu’Anson retrouve sa voix.

« Tu y vois un inconvénient, Cindy ? demanda-t-il enfin.

— Il y a cinq ans, tu as envoyé à la mort l’unique frère que tu avais. Tu veux y envoyer ton fils, maintenant ? Ne me dis pas non plus que tu en as trois en réserve. Non, Anson, nous n’allons pas te laisser risquer la vie de Frank sur ce coup. »

Anson pinça les lèvres. « Frank ne risquera rien. Nous savons quelles erreurs nous avons commises la dernière fois. Nous n’allons pas les répéter.

— Tu en es bien sûr ?

— On prendra toutes les précautions. Ne crois-tu pas que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que Frank se tire sain et sauf de cette mission ? Mais nous sommes en guerre, Cindy. Cela impose des risques. Et des sacrifices. »

Mais Cindy était inexorable. « Tony a été un sacrifice pour toi. Rien ne t’oblige à en faire un second. Un peu con comme démonstration de virile fermeté, non ? Tu crois que nous ne savons pas ce que tu as déjà donné et combien ça t’a coûté ? Frank est notre espoir pour l’avenir, Anson. C’est lui la prochaine génération, le futur chef de clan. Tu le sais très bien, comme tout le monde ici. Il est hors de question de risquer sa vie. Même s’il n’a qu’une chance sur dix de ne pas revenir, c’est déjà trop risqué… En plus, il y a quelqu’un d’autre au ranch qui est bien plus adapté à cette mission que Frank.

— Qui ça ? demanda Anson d’un ton acerbe. Toi ? Moi ? Ou Andy, peut-être ?

— Demande à Khalid. Il a quelqu’un qui peut faire ce boulot à merveille. »

Anson était perplexe. « Qui ? Dis-le moi ? Qui ça ?

— Demande à Khalid. »

« II me faudrait certaines garanties pour lui, dit Khalid. C’est mon fils aîné. Sa vie est sacrée pour moi. »

II se tenait devant eux comme un soldat au rapport, aussi calme et aussi maître de lui que s’il avait pris l’initiative de cette réunion. Ce n’était qu’au moment d’entrer dans la chambre des cartes qu’il avait fugitivement manifesté une certaine gêne en y voyant rassemblés tant de membres de la famille, comme dans un tribunal présidé par le juge Anson ; mais cette gêne s’était vite dissipée et l’aura de calme surnaturel qui le baignait d’ordinaire s’était reconstituée.

Khalid composait une figure insolite en ces lieux. Il n’assistait à aucune des réunions de la chambre des cartes ; il avait depuis belle lurette fait savoir à la ronde que la Résistance ne l’intéressait pas. Et de fait, depuis quelques années, on ne l’avait que très rarement vu dans le bâtiment principal. Il passait le plus clair de son temps dans son petit chalet ou ses environs, de l’autre côté du potager, partageant sa solitude avec Jill et leur multitude d’enfants étrangement adorables. C’était là qu’il sculptait ses statuettes et, à l’occasion, des pièces plus imposantes, cultivait la terre pour nourrir sa famille et lisait et relisait la Parole de Dieu sous le merveilleux soleil californien. Parfois, il partait écumer les profondeurs des montagnes, traquant les daims, sangliers et autres animaux sauvages qui s’y étaient multipliés depuis que la population humaine avait diminué. Son fils Rachid l’accompagnait parfois ; d’habitude, il partait seul. Il vivait replié sur lui-même, n’avait pas besoin de grand-chose hormis la compagnie de sa femme et de ses enfants et se plaisait même souvent dans une solitude complète.

« Quel genre de garanties exactement ? demanda Anson.

— Je veux dire que je ne te laisserai pas envoyer Rachid à la mort. Il ne faut pas qu’il périsse comme a péri Tony.

— J’ai dit “exactement”.

— Très bien. Il ne s’engagera pas dans cette mission tant que vous ne lui aurez pas préparé le terrain à fond. Je veux dire par là que vous devez avoir la certitude absolue que vous l’envoyez au bon endroit et que, lorsqu’il y sera, les portes lui seront ouvertes. Il devra disposer des mots de passe qui lui permettront d’entrer. Je sais comment fonctionnent ces mots de passe. Il faudra qu’il puisse entrer dans le repaire du Numéro Un avec une sécurité absolue.

— Nous venons de demander à Andy de travailler sur la localisation du Numéro Un et sur les protocoles des mots de passe. Nous n’enverrons pas Rachid avant de les avoir, ça, je peux te l’assurer.

— Cette assurance n’est pas suffisante. Est-ce là une promesse sacrée ?

— Une promesse sacrée, oui.

— Ce n’est pas tout. Vous veillerez à ce qu’il puisse repartir sans danger. Il y aura des voitures pour l’attendre – plusieurs voitures – et il faudra prendre soin de créer une confusion afin que la police ne puisse pas savoir dans laquelle il se trouve et qu’il puisse rentrer au ranch sans encombre.

— C’est promis.

— Tu promets très vite, Anson. Mais il faut me convaincre de ta sincérité, sinon je ferai en sorte que Rachid ne parte pas. Je sais comment fabriquer un instrument, mais je sais aussi comment en émousser le tranchant.

— J’ai déjà perdu mon frère dans cette aventure. Je n’ai pas oublié ce que j’ai ressenti alors. Je n’ai pas l’intention de laisser mourir ton fils.

— Très bien. Fais en sorte que cela n’arrive pas, Anson. » II ne répondit pas immédiatement. Il aurait bien voulu disposer d’un moyen quelconque de transmettre télépathiquement à Khalid son intime conviction que tout serait fait correctement cette fois-ci, qu’Andy allait trouver dans les archives Borgmann toutes les informations dont ils auraient besoin pour envoyer Rachid à l’endroit exact où se terrait le Numéro Un et pour lui ouvrir toutes les portes secrètes afin qu’il puisse accomplir l’assassinat et réussir à s’enfuir. Mais Anson n’avait pas ce pouvoir. Il ne pouvait que demander l’aide de Khalid et espérer que tout irait pour le mieux.

Khalid l’observait tranquillement.

Ce regard froid lui faisait perdre ses moyens. Khalid était vraiment d’un autre monde. C’était ainsi qu’il était apparu au jeune Anson, seize ans, lorsque, des décennies plus tôt, il avait débarqué de nulle part dans la voiture de Cindy ; et il était encore un extraterrestre au bout de tout ce temps. Même en ayant vécu avec eux depuis tant d’années, épousé une femme de leur famille, partagé la splendeur et l’isolement de leur vie au sommet de leur montagne comme s’il était lui-même un authentique Carmichael. Anson le trouvait toujours aussi mystérieux, différent. Pas vraiment parce qu’il était né à l’étranger, avait cette beauté physique insolite et quasi divine, ou adorait un dieu du nom d’Allah et réglait sa vie sur le livre de Mahomet, un prince du désert de quelque contrée inimaginablement exotique des milliers d’années auparavant. Ces éléments contribuaient à cette image, certes, mais seulement en partie. Ils ne pouvaient rendre compte de la redoutable discipline intérieure de Khalid, de son calme de granit, du détachement altier de son âme. Non, deux fois non, l’explication de ce mystère devait résider quelque part dans l’enfance de Khalid, dans la formation de son caractère, tenir au fait qu’il était né dans les premières années de la Conquête – les plus dures – et avait grandi dans une ville infestée par les Entités, soumis à des épreuves et à des tensions dont Anson ne pouvait même pas soupçonner la nature. C’étaient ces épreuves et ces tensions qui avaient dû faire de lui ce qu’il était devenu. Mais Khalid s’était toujours refusé à parler de son enfance.

« II y a une chose que j’aimerais savoir, dit Anson. Si tu es si peu disposé à faire courir des risques à Rachid, pourquoi lui avoir donné la même formation de tueur qu’à Tony ? Je me rappelle très clairement la fois où tu as dit devant moi et les autres que tu étais indifférent à la destruction du Numéro Un et que tu te désintéressais complètement du projet. Tu n’avais donc pas l’intention de former Rachid pour qu’il reprenne le flambeau au cas où Tony échouerait.