Un jour, nous nous soulèverons et les tuerons tous.
Ça faisait du bien rien que d’y penser, même s’il avait du mal à se persuader que ça arriverait un jour.
Frank jeta un coup d’œil vers le centre de communications et se demanda comment Andy se débrouillait là-dedans. Puis il regarda les étoiles une dernière fois et s’en alla dormir un peu.
Andy travailla toute la nuit sans interruption – sa manière favorite de procéder – et rassembla les dernières pièces du puzzle au moment précis où le soleil se levait. C’était également l’heure de la relève de la garde. James finissait son service et Martin prenait le sien.
À moins que ce soit l’inverse – Martin partait et James le relevait. Andy n’avait jamais très bien réussi à les distinguer. Frank sortait du rang dans une certaine mesure – il y avait chez lui, croyait Andy, une étincelle supplémentaire d’intelligence ou d’intuition –, mais tous les autres enfants d’Anson semblaient interchangeables, une vraie série d’androïdes, tous sortis du même moule : ce redoutable moule Carmichael qui ne relâchait apparemment jamais son étreinte sur le protoplasme familial. Cheveux blonds lustrés, regard bleu glacial, traits lisses et réguliers, longues jambes, ventre plat – toute la population du ranch était comme ça, garçons et filles, depuis des décennies. Martin, James, Frank, Maggie et Cheryl dans la présente génération ; La-La, Jane, Ansonia, ce trio aussi ; Anson et Tony dans la génération d’avant, ainsi que Heather, Leslyn, Cassandra, Julie et Mark ; et dans un passé encore plus lointain, les trois enfants du Colonel, Ron, Anse et Rosalie. Puis le quasi mythique Colonel lui-même. Et ainsi de suite, en remontant les générations, jusqu’au Carmichael primitif à l’origine des temps. Il pouvait y avoir des apports extérieurs – Peggy, Eloise, Carole, Raven – mais les gènes de la plupart étaient absorbés pour ne jamais réapparaître. Seul l’apport Gannett – les gènes des yeux marrons, de l’obésité et des cheveux bruns prématurément clairsemés – avait plus ou moins résisté. Et bien sûr, celui de Khalid, et comment ! Sa nombreuse progéniture ne portait que trop clairement sa marque. Mais Khalid était véritablement un étranger, si totalement non Carmichael que son patrimoine génétique avait réussi à dominer même celui de l’indomptable Colonel.
Andy savait qu’il était injuste : en réalité, ils devaient être très différents à l’intérieur, Martin, James, Maggie et les autres membres de la tribu ; c’étaient des individus distincts ayant chacun son identité. Ils s’indigneraient sans aucun doute d’être mis ainsi dans le même sac. Qu’ils s’indignent, et qu’ils aillent se faire voir. Andy s’était toujours senti opprimé par eux, mis en état d’infériorité numérique par plus blond que lui. Tout comme son père, il en était sûr. Et son grand-père Doug, probablement, dont il ne gardait qu’un vague souvenir.
« Dis à ton père que j’ai terminé et que j’ai les renseignements qu’il voulait, annonça-t-il à Martin, ou peut-être à James, quand le jeune homme eut terminé son tour de garde. Tout le tralala, tous les paramètres en rangs d’oignons. Ça fait pas un pli. S’il se déplace jusqu’ici, je vais tout lui montrer.
— Oui », dit James ou Martin sans aucune inflexion dans la voix. Il n’aurait apparemment pas été plus avancé si Andy l’avait informé qu’il avait découvert une méthode pour transformer la latitude en longitude. Il s’en alla porter la nouvelle à Anson.
« Bonjour, Andy, dit le nouvel arrivant en prenant son poste.
— Bonjour, Martin.
— Moi, c’est James.
— Ah. Oui. James. » Andy prit acte de la rectification en hochant la tête et se concentra de nouveau sur l’écran.
Les lignes jaunes qui tranchaient le champ rosé, les éclaboussures de bleu, le cercle écarlate incandescent. Tout y était. Andy n’éprouvait aucun sentiment de triomphe particulier ; un peu de l’émotion contraire, plutôt. Après avoir fouillé des jours et des jours dans le cloaque des archives Borgmann et investi lentement mais sûrement la zone des fichiers essentiels couvrant les relations avec les Entités pour forer enfin dix heures d’affilée dans le vif du sujet, il avait mis au jour tout ce qu’on lui avait demandé de trouver. Anson pouvait maintenant aller porter le coup décisif dans sa guerre contre les Entités, et hourra pour Anson. En cet instant de glorieuse réussite, Andy pensait surtout qu’on allait désormais le laisser vivre sa vie.
« On me dit que tu as de grandes nouvelles pour nous », dit quelqu’un depuis la porte.
C’était Frank, rayonnant comme le soleil matinal.
« Je m’attendais à voir ton père.
— Il dort encore. Tu sais, il ne se sent pas dans son assiette ces derniers temps. Voyons ce que tu as trouvé. »
Au diable le protocole, songea Andy. S’ils avaient pas envie d’envoyer Anson, il expliquerait le topo à Frank, et basta. De toute façon, pendant la recherche, Frank avait donné l’impression d’en comprendre plus que son père.
« C’est ici, commença Andy en désignant le cercle écarlate, qu’Elles gardent le Numéro Un. Au centre-ville de Los Angeles, dans le couloir entre Santa Anna Freeway et le lit à sec de la vieille Los Angeles River. C’est à trois ou quatre kilomètres à l’est de l’endroit où mon père croyait l’avoir repéré à l’époque de l’épisode Tony. J’ai retrouvé un vieux plan de la ville qui dit que ce quartier est une zone d’entrepôts, mais bien sûr, c’était au vingtième siècle et les choses ont dû pas mal changer. Le code numérique des Entités pour le Numéro Un signifie littéralement “Unicité”, c’est dire qu’on était pas tombés loin. »
Frank souriait maintenant de toutes ses dents. « Formidable, dit-il. Qu’est-ce qu’Elles ont comme dispositif de sécurité pour le Numéro Un ?
— Un système à trois portes. Elles fonctionnent exactement comme celles du Mur, avec des contrôleurs d’accès à biogiciel. » Andy cliqua deux fois sur la ligne symbolisant la connexion à l’ordinateur central et une séquence de code apparut brusquement dans une fenêtre de l’écran auxiliaire. « Ça, c’est des protocoles d’accès que j’ai reconstitués à partir des données que Borgmann avait accumulées et planquées à Prague. Ils fonctionnaient à l’époque où les Entités gardaient le Numéro Un dans ce château, là-bas, et je crois qu’ils sont encore bons. Pour autant que je puisse m’en rendre compte, Elles n’ont pas changé un seul chiffre après le transfert à L.A. Les protocoles vont permettre à votre homme de passer les portes une à une, plus où moins jusqu’où il voudra aller, et sa mission devrait sembler parfaitement légitime sur les écrans de surveillance.
« Qu’en est-il de la centralité du Numéro Un dans la structure neurale des Entités ? s’enquit Frank. Tu vois le moindre signe d’une liaison communautaire ? »
Ça, c’était du jargon ! Andy lui lança un regard en coin teinté d’un respect tout neuf. « Là-dessus, je peux pas te donner plus que des hypothèses raisonnables.
— Vas-y.
— À l’époque de Borgmann, toutes les lignes de communication, partout dans le monde, aboutissaient au repaire du Numéro Un à Prague. Je parle d’accès informatique. Aujourd’hui, il y a une forte convergence similaire sur la planque de Los Angeles. Ce qui tendrait à prouver la centralité du Numéro Un dans leur système informatique, mais ça ne prouve rien de la prétendue liaison télépathique entre le Numéro Un et les autres Entités à laquelle croit Anson, et qui, à mon avis, est critique pour la réussite de toute l’opération. D’un autre côté, si cette liaison télépathique n’existe pas, je crois qu’il devrait y avoir bien plus de lignes de communication télématique que ce que j’ai pu trouver. Ce qui m’incite à penser qu’une partie ou peut-être la majeure partie des communications entre le Numéro Un et les Entités subalternes doivent s’effectuer au moyen d’une forme quelconque de télépathie. Que nous sommes évidemment incapables de détecter.