— Tout ça, c’est hypothétique, si je t’ai bien suivi.
— Hypothétique, ouais.
— Montre moi encore le repaire du Numéro Un. »
Andy fît apparaître sur l’écran le cercle écarlate qui flamboyait sur le quadrillage en grisé des rues de L.A.
« On va l’envoyer valdinguer jusqu’à la stratosphère », dit Frank.
Rachid ne possédait pas d’implant, et Khalid ne voulait pas qu’on lui en installe un. Les implants, soutenait-il, étaient des inventions de Satan. Et comme Andy ne voyait pas d’autre manière de mener à bien l’opération Numéro Un qu’en téléguidant Rachid par impulsions en ligne dans le périmètre de sécurité des Entités, cela créa un problème dont la solution demanda des semaines de négociation. Khalid finit par céder après qu’Anson l’eut convaincu que le téléguidage par implant interposé était le seul moyen de ramener Rachid vivant de cette aventure. Faute d’implant, c’était une mission suicide ou pas de mission du tout. Mis au pied du mur, Khalid accepta que le dispositif diabolique soit inséré dans l’avant-bras de son fils aîné, moyennant la garantie que ce corps étranger serait retiré une fois la mission terminée. Mais quand on se fut mis d’accord sur tous ces points, on était déjà en juin.
Il fallait maintenant insérer l’implant, tâche confiée à l’homme de San Francisco qui avait construit celui de Tony. Celui de Rachid était similaire mais d’une conception améliorée ; en plus des dispositifs de repérage de son prédécesseur, il disposait d’une gamme plus étendue et plus diversifiée de signaux auditifs grâce auxquels l’opérateur de téléguidage – qui serait Andy – pourrait indiquer à Rachid ses diverses tâches par modem radio ou, si nécessaire, par instructions vocales directes. Il s’écoula encore trois mois, le temps qu’on construise l’implant, qu’on l’installe et que Rachid passe par les stades inévitables de la guérison et de l’entraînement.
Andy fut impressionné par la rapidité avec laquelle Rachid apprit comment interpréter les signaux issus de son implant et à leur donner suite. À vingt ans, mince, d’aspect fragile, encore plus grand que son père, Rachid avait l’air timide et alerte de quelque délicate créature de la forêt toujours prête à s’enfuir à la moindre brindille qui craque. Pour Andy, Rachid – insaisissable, distant, pratiquement inaccessible – était une énigme de première grandeur. Quelqu’un qui aurait pu débarquer de l’espace avec les Entités. Il ne parlait quasiment jamais, sauf pour répondre à une question précise – et encore, pas toujours ; et quand il répondait, c’était par une ou deux brèves syllabes prononcées juste au seuil de l’audibilité, rarement plus. Sa grâce et sa beauté extraordinaires, à la limite de l’angélique, contribuaient à l’aura extraterrestre qui l’enveloppait en permanence : les grands yeux noirs liquides, les traits finement ciselés, l’éclat lumineux de sa peau, le tourbillonnant halo de cheveux cuivrés. Il écoutait gravement tout ce qu’Andy avait à lui dire, l’enfournait dans quelque recoin de son âme insondable et le ressortait à la perfection chaque fois qu’Andy l’interrogeait dessus. Très impressionnant. Rachid avait l’efficacité d’un ordinateur ; et Andy comprenait très bien les ordinateurs. Toutefois, il se doutait que Rachid était plus qu’un simple mécanisme. Il y avait apparemment une personne là-dedans, un être humain véritable, timide, sensible, attentif, hautement intelligent. S’il y avait un truc qu’Andy comprenait par-dessus tout dans les ordinateurs, c’était bien leur absence totale d’intelligence. Fin novembre, Andy déclara Rachid prêt à passer à l’action.
« Tu sais, au début, j’ai pensé que c’était un projet absolument délirant », confia-t-il à Frank. Une certaine amitié avait fini par naître entre eux. Andy n’était plus surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; mais Frank ne le quittait pratiquement plus, rien que pour lui tenir compagnie. Ils s’y étaient l’un et l’autre habitués. « La première fois qu’Anson et ton père m’ont expliqué le topo, je me suis demandé comment ça pouvait avoir la moindre chance de réussir. Envoyer un assassin dans le repaire d’une bande de télépathes extraterrestres et espérer qu’il va passer inaperçu ? C’est de la folie, voilà ce que j’ai pensé. L’esprit de Rachid va diffuser ses mortelles pensées tout au long du chemin, les Entités vont les capter avant même qu’il arrive à dix bornes du Numéro Un. Et dès qu’Elles auront conclu que c’est du sérieux et pas un canular de barjo, Elles lui mettront la Pression dessus – merde, Elles lui flanqueront un méchant coup de bambou – et adieu, Rachid. »
Mais ça, poursuivit Andy, c’était avant sa première rencontre avec Rachid. Depuis, il avait eu le temps de changer d’avis. Les mois passés avec Rachid lui avaient fait prendre conscience du talent particulier du jeune homme, de la sublime leçon qu’il avait apprise d’un père non moins énigmatique que lui : l’art de Ne Pas Être Là. Rachid était capable de disparaître complètement derrière la muraille de son front. Son entraînement lui avait enseigné comment faire le vide parfait dans son esprit. Les Entités n’y trouveraient rien à lire si Elles y jetaient un coup d’œil. C’était Andy lui-même, du haut de sa montagne, qui serait le véritable assassin. Fais ceci, fais cela, tourne à droite, tourne à gauche. Rachid obéirait à tous ces ordres sans réfléchir. Les Entités n’auraient aucun moyen de capter télépathiquement les ordres télématiques envoyés à distance par Andy.
Anson, qui ne s’était plus montré de tout l’été, sortit alors de son isolement pour émettre les directives finales. « Quatre voitures, annonça-t-il sèchement lorsque toute l’équipe se fut rassemblée dans la chambre des cartes, seront envoyées à Los Angeles à intervalles de dix à quinze minutes. Les conducteurs en seront Frank, Mark, Charlie et Cheryl. Rachid sera d’abord dans la voiture de Cheryl, mais elle le déposera quelque part aux alentours de Camarillo, où Mark viendra le prendre, avant de le remettre à Frank à Northridge… »
II jeta un coup d’œil à Andy qui, penché sur son clavier, affichait languissamment ces instructions en trois dimensions sur le grand écran de la chambre des cartes à mesure qu’Anson les exposait.
« Tu enregistres tout ça, Andy ? » lui demanda-t-il du ton sec et impérieux que tout le monde au ranch attribuait à la voix du Colonel, même si celui-ci aurait été surpris de l’apprendre.
« Je vous reçois 5 sur 5, commandant, confirma Andy. Allez, balance le reste du baratin. »
Anson se hérissa quelque peu. L’air hagard, les yeux cernés, il serrait dans la main gauche une canne torsadée qu’il avait naguère sculptée dans le bois rouge luisant d’une branche de manzanita, et ne cessait d’en tapoter sa botte gauche, comme pour empêcher ses orteils de s’endormir.
« Bon. Je reprends. À Glendale Park, Frank le passe à Charlie, Charlie continue avec lui plein est puis descend via Pasadena et le redonne à Cheryl près du terrain de golf de Monterey Park. C’est Cheryl qui lui fera passer le Mur, par la porte d’Alhambra, comme nous allons le voir dans un instant. Quant à l’engin explosif, qui a été fabriqué dans l’usine de la Résistance située à Vista, dans le nord du comté de San Diego, il sera acheminé jusqu’à Los Angeles dans un camion de pépiniériste chargé de plants de poinsettias destinés à être vendus comme décorations de Noël… »