Et puisqu’elle soupçonnait qu’il préférait communiquer télépathiquement plutôt que phonétiquement, elle lui dit aussi, sans bouger les lèvres, avec toute la force mentale qu’elle fut en mesure de rassembler :
Dites-moi tout sur Hesteghon.
Mais l’Étranger ne semblait pas disposé à tout lui dire. Il la contempla un instant avec gravité – et, crut-elle, tendresse – mais elle n’eut pas l’impression d’entrer en contact avec son esprit. Puis il partit.
Lorsque Carmichael eut repris l’air, il constata aussitôt que l’incendie s’étendait. Le vent, encore plus fort et plus fantasque qu’avant, soufflait à présent du nord-ouest, rabattant les flammes sur les abords de Chats Worth. Déjà, quelques braises incandescentes avaient atterri en deçà des limites de la commune et Carmichael aperçut des habitations en feu à sa gauche, peut-être une demi-douzaine.
Il y en aurait d’autres – il le savait –, beaucoup d’autres, des enfilades entières, s’embrasant l’une après l’autre dans des explosions spontanées dès que la chaleur émise par la maison voisine deviendrait irrésistible. Cela ne faisait pour lui aucun doute. À force de lutter contre le feu, vous finissez par acquérir une sorte de bizarre sixième sens pour deviner l’évolution du conflit, pour savoir si vous gagnez sur l’incendie ou si l’incendie gagne sur vous. Et ce sixième sens lui dit alors que tous les efforts entrepris étaient mis en échec, que l’incendie était encore dans sa phase d’expansion et que des quartiers entiers seraient réduits en cendres à la tombée de la nuit.
Il s’accrocha lorsque le DC-3 entra dans la zone de feu. L’incendie aspirait l’air comme un démon et les turbulences étaient d’une violence stupéfiante ; il avait l’impression qu’une main de géant avait saisi l’avion par le bout du nez. L’hélicoptère du chef de ligne s’agitait tel un ballon au bout de sa ficelle.
Carmichael demanda des instructions et reçut l’ordre d’aller au sud-ouest de la zone de feu, à proximité de la toute première rue habitée. Là-bas, des pompiers étouffaient à coups de pelles les petites flammes qui jaillissaient des jardins derrière les maisons.
Les lourdes jupes de feuilles mortes et sèches accrochées aux troncs d’une rangée de majestueux palmiers bordant le trottoir sur toute la longueur du pâté de maisons commençaient à s’embraser les unes après les autres, vouf ! vouf ! vouf ! vouf ! Les chiens du quartier avaient formé une meute affolée et couraient en tous sens, désorientés. Les chiens manifestaient une bizarre loyauté en cas d’incendie : ils restaient sur place. Les chats, en revanche, devaient déjà se trouver à mi-chemin de San Francisco.
Piquant pour voler au ras de la cime des arbres, Carmichael largua une giclée d’ignifugeant, recouvrant de rouge tout ce qui avait l’air inflammable. Les sapeurs pelleteurs levèrent les yeux et le saluèrent de la main en souriant ; il leur répondit en inclinant ses ailes et partit vers le nord, en direction du front occidental de l’incendie – qui avançait également vers l’ouest, s’engouffrant dans les canyons d’altitude près de la frontière du comté de Ventura –, puis mit cap à l’est et longea les contreforts des Santa Susana jusqu’à ce qu’il repère une fois de plus le vaisseau spatial extraterrestre, planté en solitaire au milieu de son cercle de terre noircie comme un immeuble de grande hauteur, d’un futurisme insolite, qu’un promoteur immobilier distrait aurait fait construire en pleine cambrousse. Le cordon de véhicules militaires avait été apparemment renforcé et on aurait dit qu’une division blindée au complet se déployait en cercles concentriques commençant à moins d’un kilomètre du vaisseau.
Carmichael fixa intensément le véhicule extraterrestre comme si son regard pouvait en traverser les parois étincelantes et apercevoir Cindy à l’intérieur.
Il se l’imagina assise à une table – ou l’équivalent extraterrestre d’une table – avec sept ou huit de ces êtres géants, en train de leur expliquer calmement la Terre avant de leur demander de lui expliquer leur planète.
Il était convaincu qu’elle ne risquait rien, qu’ils ne lui feraient pas de mal, qu’ils n’étaient pas en train de la torturer, de la disséquer ou de lui envoyer des décharges électriques dans le corps pour voir comment elle réagirait. Ce genre de choses n’arriverait jamais à Cindy, il en était certain. Sa seule crainte était qu’ils repartent vers leur étoile d’origine sans l’avoir relâchée. Mais quelle angoisse ! Il n’avait jamais rien éprouvé de comparable à la terreur que cette idée faisait naître en lui. Elle gonflait dans sa poitrine comme une masse de plomb fondu, se répandait pour lui remplir la gorge et lancer de douloureuses flèches rouges dans son crâne.
En s’approchant du site d’atterrissage des extraterrestres, il vit les canons de certains tanks pivoter pour le viser et capta sur la radio de bord une voix qui lui dit sans ménagements : « Vous sortez du périmètre, DC-3. Retournez à la zone de feu. Vous êtes dans un espace aérien interdit.
— Excusez, répondit Carmichael. Erreur de ma part. Je n’avais pas l’intention de vous survoler. »
Mais alors même qu’il amorçait son virage, il perdit encore plus d’altitude, de façon à pouvoir regarder une dernière fois de près l’énorme vaisseau spatial. S’il possédait des hublots et que Cindy soit en train de regarder au dehors, il tenait à lui faire savoir qu’il n’était pas loin. Qu’il surveillait ce qui se passait, qu’il attendait qu’elle revienne. Mais l’imposante coque du vaisseau était aveugle, sans la moindre ouverture.
… Cindy ? Cindy ?
Cindy dans ce vaisseau spatial, c’était comme un mauvais rêve. Et pourtant, c’était tellement conforme à son caractère qu’elle avait dû faire en sorte qu’il se réalise.
Elle était toujours en quête de l’étrange, du mystérieux, de l’insolite. Les gens qu’elle amenait à la maison ! Une fois un indien navajo, puis un touriste turc paumé, un gosse de New York. La musique qu’elle écoutait, la manière qu’elle avait de psalmodier en même temps ! L’encens, les lumières, la méditation. « Je cherche », aimait-elle dire. Elle essayait en permanence de trouver un chemin qui la conduise à quelque chose de totalement extérieur à elle-même. Elle essayait de devenir un peu plus que ce qu’elle était. C’était d’ailleurs comme ça qu’ils étaient tombés amoureux : un couple invraisemblable, elle avec ses perles et ses sandales, lui avec sa vision du monde réaliste et son solide bon sens. Ce jour-là, il y avait bien longtemps, elle l’avait abordé dans le magasin de disques de Studio City – Dieu seul savait ce qu’il faisait dans cette partie du monde –, lui avait demandé quelque chose, et ils avaient commencé à parler ; ils avaient parlé et parlé, parlé toute la nuit – parce qu’elle voulait tout savoir de lui ; et ils étaient encore ensemble lorsque l’aube s’était levée et ne s’étaient que rarement séparés depuis. Il n’avait jamais vraiment pu comprendre pourquoi elle avait tenu à l’avoir, lui, ce plouc de Central Valley, ce pilote plus tout à fait jeune, même s’il était persuadé qu’elle tenait à lui pour une raison concrète, qu’il répondait à un besoin de sa part – un besoin partagé – qu’on pouvait appeler amour faute de terme plus précis. Ça aussi, elle le cherchait depuis toujours. Comme tout le monde. Et il savait qu’elle l’aimait véritablement, sincèrement, même s’il n’arrivait pas tout à fait à appréhender pourquoi. « L’amour, c’est la compréhension, disait-elle. Comprendre, c’est aimer. » Était-elle en train de parler de l’amour aux créatures du vaisseau spatial à l’instant même ? Cindy, Cindy, Cindy…
Le téléphone du Colonel bipa une fois de plus. Il s’en empara, impatient d’entendre la voix de son frère.