C’est alors qu’Andy entendit une voix dans ses écouteurs.
« Je suis à côté de Sunset Boulevard, pas loin du stade des Dodgers. Deux Entités viennent de passer dans un chariot et elles hurlaient. Poussaient des cris, quoi. Comme si, euh., elles souffraient terriblement, quoi. L’explosion a dû les rendre folles. C’est la mort du Numéro Un, hein ?
— Identifiez-vous, s’il vous plaît, demanda Andy.
— S’cuse moi. Ici Faucon. » L’un des observateurs, donc.
« Tu vois le Q.G. de Figueroa Street de là où tu es ? demanda Andy. Qu’est ce qui se passe là-bas ?
— Les lumières clignotent partout aux étages supérieurs. Ça a l’air de drôlement s’agiter. C’est tout ce que je peux voir, les étages supérieurs. J’ai entendu des sirènes, aussi.
— Tu as senti l’explosion ?
— Ça oui, alors ! Ouais. Absolument. En plus, bon… » Mais un autre observateur posté à L.A. sollicitait l’attention d’Andy. Qui se brancha sur lui. Celui-là, c’était Séquoia, qui appelait du croisement de Wilshire Boulevard avec Alvarado Avenue, sur le côté est de MacArthur Park.
« Y a une Entité les pattes en l’air, là-bas, au coin du lac, dit Séquoia. Elle s’est écroulée sur place dans la minute qui a suivi l’explosion.
— Elle est encore en vie ?
— Tu parles, si elle est en vie ! Je la vois se tortiller sur l’herbe en train de gueuler comme un putois. Faut presque se boucher les oreilles.
— Merci. »
Andy sentit un frisson de joie le parcourir brutalement, comme une secousse électrique. En train de se tortiller., de gueuler comme un putois. Quelle douce musique à ses oreilles à lui ! Souriant de toutes ses dents, il se brancha sur un autre canal. C’était Frégate, qui appelait de Santa Monica, où devait régner une grande confusion. Juste après lui, Chaloupe signalait la même chose à Pasadena. Quelqu’un avait vu une Entité gisant apparemment inconsciente dans la rue, et quelqu’un d’autre avait vu quatre extraterrestres du type Globule, extrêmement agités, qui tournaient en rond comme des détraqués.
Andy sentit Steve le pousser du coude. « Hé ! Tu nous dis ce qui se passe ? »
II se rendit compte que depuis deux minutes il s’était transporté à Los Angeles. Avec ses Entités hurlantes et tressautantes, Los Angeles avait plus de présence pour lui que le ranch. Il lui fallut accomplir un sérieux effort pour refaire surface dans le centre de communications. Des visages scrutaient le sien. Anson était maintenant à ses côtés, avec Mike, Cassandra et une demi-douzaine d’autres. Même Jill s’était déplacée, mais pas Khalid. Des traits tirés. Des yeux écarquillés. Ils avaient une petite idée de ce qui s’était passé après avoir entendu ses échanges audio avec les observateurs dispersés dans la ville, mais une petite idée seulement ; à présent ils voulaient tout savoir et lui hurlaient des questions tous en même temps.
Andy commença à leur répondre sur le même ton. Oui, Rachid avait réussi, oui, la bombe avait explosé, oui, le Numéro Un était mort ! Les Entités ? Traumatisées, Elles s’écroulaient dans les rues en gémissant – non, en hurlant – en hurlant comme des fous furieux, Elles étaient toutes détraquées et ça devait probablement être pareil dans le reste du monde : un gigantesque hurlement unique poussé par toutes les Entités en même temps, partout, un son effroyable, un ululement de sirène, uuuUUUuuuUUUuuu…
« Quoi ? Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que t’essaies de nous dire là, Andy ? »
II était cerné par des visages stupéfaits. Il supposa qu’il ne leur transmettait pas l’information tout à fait dans le bon ordre, qu’il mettait la charrue avant les boufs, qu’il délirait peut-être un brin. Il n’en avait cure. Il avait passé toute la matinée en six endroits à la fois, six au bas mot, et tout ce qu’il voulait maintenant c’était trouver un petit coin tranquille pour s’y allonger un moment.
Il aurait quand même bien voulu entendre ce monstrueux hurlement. Les étoiles elles-mêmes devaient pousser des cris. Les galaxies aussi.
« Ça y est ! lâcha-t-il. On a gagné ! Le Numéro Un est mort et les Entités sont en train de péter les plombs ! » Message reçu.
Steve commença par tambouriner joyeusement sur la table. Mike dansait avec Cassandra. Cindy dansait toute seule.
Mais Anson ne dansait pas. Planté tout seul au milieu de la pièce, il avait l’air un peu paumé. « Je n’arrive pas à croire que ça ait marché, dit-il en secouant lentement la tête. C’est presque trop beau pour être vrai. »
D’une oreille, Andy entendit son père dire à Anson de mettre pour une fois son fichu pessimisme en veilleuse, de l’autre, celle qui portait l’écouteur, il entendit l’observateur Séquoia, celui de MacArthur Park, demander avec insistance son attention, le supplier de l’écouter. Lui dire qu’il se passait maintenant quelque chose de très bizarre, que l’Entité qui s’était effondrée au coin du lac s’était relevée et commençait à bouger très vigoureusement ; puis Faucon essaya d’intervenir pour placer un bulletin sur son quartier – encore une nouvelle inquiétante en provenance de cette zone : des Entités commençaient apparemment à se ressaisir après la petite crise qu’Elles venaient de traverser. Deux ou trois autres observateurs essayaient eux aussi d’obtenir Andy et son standard clignotait tous azimuts.
« Les LAGON, disait quelqu’un. Y a des types du LAGON partout ! »
II se passait donc quelque chose de louche. Andy agita furieusement les mains dans le vide. « Silence, tout le monde ! Silence ! J’entends rien. »
Plus un bruit dans la pièce.
Andy écouta Faucon, écouta Frégate, écouta Chaloupe et les autres observateurs en place à Los Angeles. Il zappa de canal en canal sans dire grand-chose, se contentant d’écouter. De se forcer à écouter. Autour de lui, plus personne n’osait ouvrir la bouche. Puis il leva les yeux et fixa à tour de rôle Anson, Steve, Cindy, Jill, La-La. Leurs regards pénétrants, avides de savoir, étaient braqués sur lui et tentaient de lire sur son visage. Si une épingle était alors tombée, elle aurait fait autant de bruit qu’un coup de tonnerre. À voir son expression, ils comprenaient certainement que les nouvelles n’étaient pas bonnes. Qu’un facteur inattendu – une donnée qu’on n’avait pas prise en compte – était entré dans l’éguation, que la situation était loin d’être aussi satisfaisante qu’on l’avait cru. Qu’en fait elle risquait de devenir tout à coup totalement désastreuse.
« Alors ? » demanda Steve.
Andy secoua lentement la tête. « Oh, merde. Merde ! Merde ! Merde ! Merde ! »
C’était tout ce qu’il arrivait à dire.
Frank avait quitté l’autoroute pour un itinéraire qui lui ferait contourner l’endroit où l’avancée la plus septentrionale du Mur coupait Topanga Canyon Boulevard. Traversant à bonne allure la ville de Réséda dans la vallée de San Fernando, il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et vit une grande colonne de fumée qui s’élevait dans le ciel derrière lui.
Il fut d’abord intrigué. Puis il comprit quelle devait en être l’origine et l’excitation qu’il ressentait depuis qu’Andy lui avait confirmé l’explosion, l’euphorie délirante qui l’animait depuis les quarante dernières minutes s’évaporèrent plus vite que neige en juillet.
« Andy ? demanda-t-il sur le canal audio du ranch. Andy, écoute, il y a un grand incendie ou quelque chose dans ce genre dans les parages de Beverly Hills ou de Bel Air. Je vois monter la fumée derrière le sommet des collines, un énorme panache, de l’autre côté de Mulholland Drive. »
Pas de réaction immédiate de la part du ranch.
« Andy ? Andy, tu me reçois ? Ici Frank, intersection de Réséda Boulevard et Sherman Way. »
II ne capta que de la friture en retour. Ce silence prolongé était inquiétant. La colonne de fumée continuait de s’élever derrière lui. Elle devait avoir presque un kilomètre de hauteur. Frank crut alors entendre le bruit de lointaines explosions.