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Il ne pouvait donc rien répliquer. Il ne voulait pas renier son héritage, mais il lui semblait stupide de prononcer un vou solennel l’engageant à tenter encore une fois d’atteindre l’impossible.

L’expression de Cindy se radoucit brusquement. « Très bien. Réfléchis à ce que je viens de te dire. Réfléchis-y. »

Trois coups de klaxon résonnèrent au loin. C’était Cheryl qui revenait, ou Mark, ou Charlie.

« Tu ferais bien d’aller là-haut pour les accueillir. C’est toi qui commandes maintenant, mon petit. Explique-leur ce qui s’est passé ici. Allez, vas-y ! Dépêche-toi. Va voir qui c’est. » Et tandis qu’il commençait à remonter le chemin qui menait à la grille, il entendit derrière lui la voix de la vieille femme, nettement plus affectueuse à présent. « Vas-y doucement pour leur annoncer la nouvelle, Frank. Si possible. »

9. DANS CINQUANTE-CINQ ANS D’ICI

Ce fut au troisième printemps après le bombardement du ranch que les cicatrices laissées par l’attaque commencèrent à s’estomper pour de bon. Les morts avaient été inhumés, on avait porté leur deuil et la vie avait repris. De nouvelles plantations couvraient à présent les cratères causés par le bombardement ; nourris par les généreuses pluies d’hiver, les jeunes arbustes et l’herbe fraîchement semée poussaient vigoureusement.

Les bâtiments endommagés avaient été soit réparés, soit démolis. Il avait fallu deux ans pour déblayer les décombres de la maison principale ; elle avait été construite pour durer éternellement et son démantèlement avec de simples outils à mains s’était avéré une tâche monumentale pour un aussi petit groupe d’individus. Mais ils avaient fini par y arriver. Ils avaient réussi à récupérer au moins la partie arrière de la maison – les cinq pièces encore intactes – et avaient recyclé des sections de mur et de dallage trouvées dans les ruines pour construire quelques pièces de plus. De son côté, le centre de communications avait été replacé sur ses fondations et Andy avait réussi à reprendre télématiquement contact avec d’autres groupes implantés en Californie ou n’importe où ailleurs dans le pays.

C’était une existence de tout repos. Les cultures prospéraient. Les troupeaux s’agrandissaient. Les enfants devenaient adultes ; les couples se formaient ; de nouveaux enfants naissaient. Frank lui-même était déjà père à vingt-deux ans, ou presque. Il avait épousé Helena, la fille de Mark, et ils avaient deux enfants qui portaient les prénoms des parents de Frank : Raven, la fille, et Anson, le garçon – le tout dernier d’une longue série d’Anson Carmichael. Certaines traditions restaient immuables.

La bibliothèque du Colonel était partie à jamais en fumée, mais à l’instigation de Frank, Andy réussit à télécharger des livres sur des bases de données lointaines – jusqu’à Washington et même New York – et Frank consacrait à présent une bonne partie de son temps à la lecture. L’histoire était sa grande passion. Il ne savait pas grand-chose du monde qui existait avant les Entités, mais il passait maintenant de longues heures à le découvrir : l’histoire romaine, grecque, anglaise, française – toute la saga humaine flottait dans son esprit ébloui, horde de noms illustres, tous mélangés, les bâtisseurs comme les destructeurs, Alexandre le Grand, Guillaume le Conquérant, Jules César, Napoléon, Auguste, Hitler, Staline, Winston Churchill, Gengis Khan. Il savait que la Californie avait jadis fait partie d’un pays connu sous le nom d’États-Unis d’Amérique et il se plongea aussi dans l’histoire de ce pays pour l’assimiler intégralement, apprenant comment il s’était constitué à partir de petits États, puis avait failli éclater, s’était réunifié – pour toujours, croyait-on – et avait fini par devenir la nation la plus puissante du monde. Il entendit pour la première fois les noms de ses célèbres présidents, Washington, Jefferson, Lincoln, Roosevelt, et ceux des deux grands généraux, Grant et Eisenhower, qui étaient aussi devenus présidents.

Les noms et les détails se perdaient rapidement dans un fouillis chaotique. Mais les mécanismes demeuraient suffisamment visibles : les processus par lesquels nations et empires s’étaient formés tout au long de l’histoire, avaient accédé à la grandeur, présumé de leurs forces, s’étaient écroulés pour être remplacés par de nouveaux, tandis que dans chacun de ces nouveaux pays et empires le peuple luttait constamment pour créer une civilisation fondée sur la justice, l’honnêteté, l’égalité des chances pour tous. Le monde était peut-être sur le point d’atteindre ce stade lorsque les Entités avaient débarqué. Du moins était-ce ce que Frank croyait comprendre, un demi-siècle d’occupation plus tard, uniquement informé par ce qu’il pouvait trouver dans les livres qu’Andy raflait pour lui dans les archives en ligne du monde asservi.

Plus personne ne parlait de la Résistance, ni d’assassiner des Entités, ni de quoi que ce soit en dehors de la nécessité de semer à temps, de faire une bonne moisson et de soigner le bétail. Frank avait gardé intacte sa haine envers les Entités qui s’étaient emparées de la planète et avaient tué son père. Elle était pratiquement dans ses gènes. Il n’avait pas non plus oublié ce que lui avait confié Cindy le jour où il était rentré de Los Angeles pour trouver le ranch en ruines. Cette conversation – la dernière qu’il avait eue avec Cindy, car elle était morte quelques jours plus tard, paisiblement, entourée de ceux et celles qui l’aimaient – était à jamais rangée dans son esprit. De temps à autre, Frank en sortait les idées qu’elle avait exposées, les considérait un moment, puis les remettait à leur place. Il en appréhendait pleinement la force. Il les transmettrait respectueusement à ses enfants. Mais il ne voyait aucun moyen de les mettre en pratique.

La troisième année après le bombardement, par une journée d’avril chaude et embaumée, la saison des pluies étant terminée pour l’année, Frank entreprit de franchir le ravin pour se rendre dans l’enceinte où Khalid, Jill et leurs nombreux enfants vivaient à part des autres habitants du ranch, formant une colonie en expansion constante.

Frank venait souvent y voir Khalid, et parfois, son fils Rachid, cet être doux et subtil. Il trouvait un curieux réconfort dans leur fréquentation, savourant la sérénité qui résidait au profond de leur âme, regardant Khalid travailler à ses élégantes sculptures, qui étaient à présent des abstractions plutôt que les portraits des premières années.

Il aimait aussi parler de Dieu avec Khalid. Allah, c’était ainsi que Khalid Le nommait, mais il disait que peu importait le nom par lequel on désignait Dieu du moment qu’on acceptait la vérité de Sa sagesse, de Sa perfection et de Son omnipotence. Personne n’avait jamais beaucoup parlé de Dieu à Frank quand il était enfant, et il ne pouvait pas non plus trouver beaucoup de preuves de Son existence en considérant la sanglante saga qu’était l’histoire humaine. Mais Khalid croyait en Lui sans se poser de questions. « C’est une affaire de foi, disait-il d’une voix douce. Sans Lui, le monde n’a pas de sens. Comment le monde pourrait-il exister s’il ne l’avait pas façonné ? Il est le Maître de l’Univers. Et II est notre protecteur : le Compatissant, le Miséricordieux. C’est à Lui seul que nous demandons secours.

— Si Dieu est notre protecteur compatissant et miséricordieux, lui répondit un jour Frank, pourquoi nous a-t-il envoyé les Entités ? Et tant qu’on y est, pourquoi a-t-il créé la maladie, la mort, la guerre et tout le mal qu’il y a dans le monde ? »