Khalid sourit. « Je posais les mêmes questions quand j’étais petit garçon. Il faut que tu comprennes que ce n’est pas à nous de mettre en doute les intentions de Dieu. Il est au delà de notre entendement. Mais ceux qui sont guidés par Dieu dans le droit chemin triompheront sûrement. Ainsi qu’il est révélé à la toute première page de ce livre. » Et il présenta à Frank son vieil exemplaire écorné du Coran, celui qu’il avait gardé avec lui au fil de toutes ses pérégrinations, même si les caractères arabes restaient pour lui indéchiffrables.
Le problème de l’existence de Dieu ne cessait de troubler Frank. Maintes fois il alla consulter Khalid ; maintes fois il s’en retourna sans être convaincu, et pourtant toujours fasciné. Il voulait que le monde ait une structure et un sens ; il voyait qu’il en était ainsi pour Khalid ; et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de regretter que Dieu n’ait pas donné au monde la moindre preuve tangible de Sa présence et qu’il ne se soit révélé qu’à des prophètes de Son choix qui avaient vécu très longtemps auparavant dans des pays lointains, au lieu de se révéler à l’époque moderne, tous les jours, partout et à tout le monde. Mais Dieu demeurait invisible.
« II ne nous appartient pas de mettre en doute les intentions de Dieu, disait Khalid. Il dépasse notre entendement. »
II ne nous était apparemment pas permis non plus de mettre en doute les intentions des Entités ; Elles étaient aussi mystérieuses que Dieu dans leur distance, et tout aussi incompréhensibles. Mais les Entités avaient été visibles dès le début. Pourquoi Dieu ne voulait-Il pas se montrer à Son peuple ne serait-ce qu’un instant ?
Lorsqu’il rendait visite à Khalid, Frank s’arrêtait habituellement au cimetière voisin pour passer un court moment devant les tombes de son père et de sa mère, et devant celle de Cindy ; parfois devant celles des victimes du bombardement, Steve, Peggy, Leslyn, James et les autres, voire celles des pionniers qu’il n’avait jamais connus, le Colonel, son fils Anse et Doug, le grand-père d’Andy. En marchant au milieu des sépultures de tous ces gens et en considérant la vie qu’ils avaient menée et les buts qu’ils avaient tenté d’atteindre, il prenait conscience de l’étendue du passé et de la continuité de la vie humaine au fil du temps.
Or, ce jour-là, il n’alla guère plus loin que le cimetière, car à peine avait-il fait quelques pas sur le chemin qu’il entendit Andy le héler d’une voix bizarrement enrouée depuis la véranda du centre de communications. « Frank ! Frank ! Amène-toi ici, et que ça saute !
— Qu’est-ce qu’il y a ? » Il enregistra d’un seul regard le visage rouge de son cousin, ses yeux exorbités. Andy avait l’air sérieusement secoué, traumatisé, presque assommé. « Un problème ? »
Andy secoua la tête. Ses lèvres bougeaient, mais rien de cohérent n’en sortait. Frank se précipita. Les Entités, semblait dire Andy. Les Entités. Les Entités. Sa voix était pâteuse, presque inaudible. Bizarre. Était-il ivre, par hasard ?
« Quoi, “les Entités” ? Un groupe d’Entités se dirigent sur le ranch, c’est ça que tu veux me dire ?
— Non. Non. C’est pas ça du tout. » Puis il articula péniblement : « Elles s’en vont, Frank !
— Elles s’en vont ? » Frank cilla. La formule, inattendue, le frappa de plein fouet. Mais de quoi tu parles, Andy ? « Elles s’en vont où ?
— Elles partent, Elles quittent la Terre. Elles plient bagages, elles se barrent ! explosa-t-il avec un regard de dément. Y en a qui sont déjà parties. Les autres vont pas tarder à suivre. »
Ces paroles incompréhensibles tombèrent sur Frank comme une avalanche. Au début, elles n’avaient pas de sens, pas plus qu’une avalanche, uniquement un impact. C’était des bruits sans rapport avec quoi que ce soit d’intelligible.
Les Entités quittent la Terre. Elles s’en vont, elles plient bagages, elles se barrent.
Quoi ? Quoi ? Quoi ? Frank décoda peu à peu ce qu’Andy voulait lui communiquer, extrayant les concepts sans pouvoir vraiment les assimiler. Elles partaient ? Les Entités ? Andy délirait. Il devait être dans quelque état second. N’empêche que Frank sentit déferler sur lui une vertigineuse vague d’étonnement et de confusion. Presque sans réfléchir, il leva les yeux et scruta le ciel, comme s’il s’attendait à le voir déjà rempli d’astronefs extraterrestres en train de rapetisser avant de disparaître dans l’azur. Mais il ne vit que la vaste coupole céleste et quelques nuages cotonneux au loin à l’est.
Puis Andy le prit par le poignet, s accrocha à lui et le tira jusqu’à l’intérieur du centre de communications. « J’ai la même info partout, dit-il en montrant l’écran le plus proche. De New York, Londres, d’Europe, de tas d’endroits. Y compris Los Angeles. Ça n’arrête pas depuis ce matin. Elles plient bagages, Elles embarquent dans leurs vaisseaux et bon voyage. Y a des endroits d’où Elles sont déjà complètement parties. On peut rentrer dans leurs enclaves sans problème. Y a plus personne.
— Laisse-moi voir. »
Frank scruta l’écran. Des mots s’étalaient sur toute sa largeur. Andy cliqua sur une case ; les mots défilèrent, remplacés par d’autres. Ces mots, comme ceux prononcés par Andy quelques instants auparavant, se refusaient à lui livrer le moindre sens. Frank en distilla la signification lentement, non sans peine. Elles partent… Elles partent… Elles partent. C’était si inattendu, et si étrange. Terriblement troublant.
« Regarde. » Andy appuya sur une touche. Les mots disparurent et une image s’épanouit sur l’écran. « C’est Londres », dit-il.
Un astronef des Entités dressé dans un champ, un parc, un espace vert quelconque. Une demi-douzaine d’Entités colossales se dirigeaient vers lui en file indienne et montaient sur une plate-forme chargée de les hisser jusqu’à l’écoutille qui s’ouvrait pour Elles au flanc du vaisseau. Le panneau se refermait. L’engin s’élevait sur une colonne de feu.
« Tu vois ? s’écria Andy. C’est pareil partout dans le monde. Elles en ont marre d’être ici. La Terre les ennuie. Elles rentrent au bercail, Frank ! »
Ça en avait tout l’air. Frank se mit à rire.
« Ouais, commenta Andy. Vachement marrant, pas vrai ?
— Très drôle, en effet. Délirant. » Frank fut secoué d’un rire inextinguible, une vraie tornade. Il tâcha de se ressaisir. « On est là le cul sur cette montagne depuis cinquante ans en train d’imaginer des moyens pour les faire partir, ça rate à chaque fois, et finalement on se dit qu’on n’y arrivera jamais. On laisse tout tomber. Et voilà que deux ou trois ans plus tard Elles s’en vont, comme ça. Pourquoi ? Mais pourquoi ? » II ne riait plus. « Pour l’amour du ciel, Andy, pourquoi ? Ça n’a pas de sens !
— Du sens ? Tu devrais être assez grand pour savoir que ce qu’Elles font n’a jamais de sens pour nous. Les Entités font ce que font les Entités, on n’est pas censés savoir pourquoi. Et on le saura jamais, à mon avis… Hé, Frank, tu sais quoi ? On dirait que tu vas pleurer !
— C’est vrai ?
— Tu devrais te regarder dans une glace.
— Je ne crois pas que j’en aie envie. » Frank s’arracha à la contemplation des écrans d’Andy et se mit à tourner en rond dans la pièce, abasourdi, anéanti.
La possibilité que tout cela soit en train de se produire pour de bon s’imposa progressivement à lui. Il avait l’impression que le sol se liquéfiait sous ses pieds, que tout le sommet de la montagne sur lequel il se tenait devenait malléable, perdait de sa consistance et commençait à s’écouler lentement vers la mer.
Les Entités s’en vont ? Elles s’en vont ?
Il aurait dû danser de joie. Mais non. Il était perdu dans un abîme de perplexité. La colère lui piquait les yeux. Et soudain il comprit pourquoi.