Il s’était encore trompé. Ce n’était pas Mike, mais une voix chaleureuse et retentissante qui disait : « Anson ? Anson Carmichael ? Lloyd Buckley à l’appareil !
— Désolé, dit le Colonel un peu trop vite. Je ne connais personne de… »
Puis il identifia son interlocuteur ; son coeur se mit à cogner et un frisson d’excitation lui chatouilla la colonne vertébrale.
« Je t’appelle de Washington. »
Ça alors ! se dit le Colonel. On ne m’a donc pas oublié finalement !
« Lloyd ! Comment ça va ? Tu sais, il n’y a pas un quart d’heure, je me morfondais ici en espérant que tu m’appellerais ! En m’attendant à ce que tu m’appelles. »
Mensonge partiel : il espérait un appel de Washington, certes, mais il ne s’attendait à rien du tout. Et le nom de Lloyd Buckley n’était pas parmi ceux qui lui étaient venus à l’esprit, même s’il se rendait compte à présent qu’il aurait dû en être ainsi.
Buckley, oui. Un grand bonhomme rougeaud, bien en chair, le verbe haut et jovial, intelligent, mais sans peut-être atteindre tout à fait le niveau d’intelligence que le Colonel attribuait à sa propre personne. Il avait fait carrière au Département d’État ; sous-secrétaire d’État chargé des liaisons culturelles avec le tiers-monde pendant les dernières années du gouvernement Clinton, il avait assuré la navette diplomatique avec la Somalie, la Bosnie, l’Afghanistan, la Turquie, les Seychelles et autres points chauds de l’après-guerre froide en étroite collaboration avec les militaires. Il devait sans doute bosser encore dans ce genre de combine. Il se piquait d’avoir étudié l’histoire militaire et brandissait les noms de Clausewitz, Churchill, Fuller, Creasy. Il se prenait pour une sorte d’anthropologue, en plus. Un semestre durant, il avait assisté en auditeur libre au cours que le Colonel donnait à l’Académie militaire de West Point sur la psychologie des cultures non occidentales. Il avait également déjeuné plusieurs fois avec lui, sept ou huit ans auparavant.
« Tu t’es tenu au courant de la situation, naturellement, dit Buckley. On ne peut plus sensationnel, pas vrai ? Tu n’as pas de problèmes avec ces incendies ?
— Pas ici. Ils sont deux comtés plus loin. Le vent sent un peu la fumée, mais je crois que dans ce coin on ne risquera rien.
— Bien. Bien. Super… Tu as déjà vu les Entités à la télé ? Le centre commercial et tout le reste ?
— Évidemment. Les Entités ? C’est donc comme ça qu’on les appelle ?
— Oui, les Entités. Les Étrangers. Les extraterrestres. Les envahisseurs de l’espace. “Entités” a l’air d’être le meilleur terme, du moins pour l’instant. C’est neutre et ça présente bien. “Extraterrestres” fait trop science-fiction sauce Hollywood et “Etrangers” donne l’impression que ça poserait beaucoup de problèmes au Service de l’immigration et de la naturalisation.
— Et nous ne savons pas encore si ce sont des envahisseurs, hein ? C’est ça ? Lloyd, tu veux bien me dire à quoi ça rime, tout ce cirque ? »
Buckley étouffa un rire. « En fait, Anson, nous espérions que tu pourrais nous renseigner. Je sais que tu es théoriquement en retraite, mais tu ne crois pas que tu pourrais amener ta vieille carcasse à Washington dès demain matin ? La Maison Blanche a convoqué une réunion de grandes pointures pour débattre de notre réaction éventuelle à l’événement… euh… présent, et nous amenons une équipe restreinte de conseillers spécialisés qui pourrait se révéler utile.
— C’est plutôt court comme préavis », dit le Colonel, horrifié par sa propre franchise. Il ne voulait surtout pas donner l’impression de refuser et s’empressa donc d’ajouter : « Mais oui, oui, absolument, c’est oui. Je serai enchanté.
— C’est pareil pour tout le monde : l’affaire nous est tombée dessus sans préavis, mon cher. Si un hélico de l’armée de l’Air se pose sur ta pelouse demain matin à cinq heures et demie, tu crois que tu auras la force de grimper dedans ?
— Tu sais bien que oui, Lloyd.
— Bien. J’étais sûr que tu marcherais. Tu nous attends à l’extérieur, d’accord ?
— D’accord. Absolument.
— Hasta la manana », dit Buckley. Et plus personne.
Le Colonel contempla d’un air ahuri le téléphone dans sa main. Puis il le replia lentement et le rangea.
Washington ? Lui ? Demain ?
Tout une mixture d’émotions le submergea lorsqu’il prit enfin conscience du fait qu’on l’avait bel et bien convoqué : soulagement, satisfaction, surprise, fierté, justification, curiosité et cinq ou six autres, dont une certaine dose insidieuse et troublante d’appréhension quant à sa capacité effective d’être à la hauteur de la tâche. Au fond, il était enthousiasmé. Au niveau humain le plus simple, c’était appréciable, à son âge, d’être ne serait-ce que sollicité, vu la sensation d’insignifiance qui l’avait accablé lorsqu’il avait mis le point final à sa carrière pour prendre la route du ranch. Au niveau plus noble de la tradition familiale des Carmichael, c’était très bien d’avoir la chance de servir son pays une fois de plus, d’être capable de se rendre à nouveau utile en période de crise.
Toute cela le mettait d’excellente humeur.
À condition, bien sûr, qu’il puisse effectivement servir à quelque chose, dans les circonstances… euh… présentes. À cette condition.
Tout ce que Mike Carmichael pouvait faire pour éviter de s’écrouler de fatigue pendant qu’il rentrait à Van Nuys remplir les réservoirs du DC-3 avant la prochaine mission au-dessus de la zone de feu, c’était de s’imaginer au Nouveau-Mexique, où il se trouvait encore vingt-quatre heures plus tôt, seul sous un ciel impitoyablement vide tacheté d’occasionnels nuages violets. Un paysage de sombres monolithes de grès, de mesas piquetées de rares touffes d’armoise et de prosopis avec, droit devant, le pinacle brun, vertical et dentelé du Rocher sacré de Shiprock – Tse Bit’a’i, en navajo, la Roche Ailée – cette sagaie de magma figé dressée très haut au-dessus de la morne platitude gris argent du désert telle une montagne échappée de la Lune.
Il adorait l’endroit. C’était là qu’il se sentait totalement en paix.
Dire qu’il lui avait fallu s’arracher de tout ça pour plonger dans ce merdier : des hordes frénétiques et affolées qui bloquaient toutes les autoroutes pour tenter d’échapper à un danger non identifié, des panaches d’une immonde fumée qui envahissaient le ciel, des créatures de cauchemar qui se pavanaient dans le parking d’un supermarché et Cindy prisonnière à bord à’un vaisseau spatial extraterrestre, un vaisseau venu d’une autre planète, d’une autre étoile…
Non, non, non et non.
Pense au Nouveau-Mexique. Pense au vide, à la solitude, au calme. Aux montagnes, aux mesas, à la perfection du ciel sans tache. Efface tout le reste de ton esprit.
Tout le reste.
Tout.
Il posa l’avion comme un somnambule à Van Nuys quelques minutes plus tard et se rendit au Q.G. des opérations.
Tout le monde semblait déjà savoir que sa femme était parmi les otages. L’officier à qui Carmichael avait demandé de l’attendre était parti. Il n’en fut pas étonné outre mesure. Il songea un instant à essayer d’aller jusqu’au vaisseau par ses propres moyens, de traverser le cordon et de faire quelque chose pour libérer Cindy, mais il se rendit compte que l’idée était stupide : les militaires avaient pris la situation en main, ils ne le laisseraient pas approcher, ni lui ni personne, à moins de deux kilomètres de l’astronef et il n’arriverait qu’à se fourrer dans les pattes des journalistes de la télé avides de révélations saignantes sur les familles des prisonniers.