C’est alors que le régulateur en chef, un homme bronzé aux traits lisses du nom de Haï Andersen qui ressemblait à une star de cinéma décatie, s’approcha de lui. Apparemment sur le point d’éclater de compassion, Andersen annonça à Carmichael avec des trémolos funèbres dans la voix qu’il était d’accord pour qu’il en reste là pour aujourd’hui et rentre chez lui attendre la suite éventuelle des événements. Mais Carmichael repoussa sa proposition.
« Écoute, Haï, c’est pas en restant le cul sur un canapé que je vais la retrouver. Et cet incendie ne va pas s’éteindre tout seul non plus. Je vais faire encore un tour là-haut. »
Le personnel au sol mit vingt minutes à pomper la solution ignifugeante dans les réservoirs du DC-3. Carmichael, debout à côté de l’appareil, buvait des cocas en regardant les avions décoller et atterrir. Les gens le dévisageaient, ceux qui le connaissaient lui faisaient signe de loin. Trois ou quatre pilotes l’abordèrent et, sans rien dire, lui serrèrent le bras ou lui posèrent une main sur l’épaule en guise de consolation. Très touchant, très spectaculaire. Tous les gens se croyaient dans un film, dans cette putain de ville. Là, c’était un film d’horreur. Au nord, le ciel était noir de suie et grisaillait vers l’est et l’ouest. L’air était d’une chaleur de sauna et d’une sécheresse affolante ; on aurait pu y mettre le feu rien qu’en claquant des doigts, songea Carmichael.
Un type qui passait en courant dit qu’un nouveau foyer était apparu à Pasadena, près du Jet Propulsion Laboratory et qu’il y en avait un autre à Griffith Park. Le vent commençait donc à transporter des flammèches vers le centre de Los Angeles depuis les deux incendies de l’intérieur. Le stade des Dodgers brûle, annonça quelqu’un. L’hippodrome de Santa Anita aussi, intervint quelqu’un d’autre. Toute cette putain de ville va y passer, se dit Carmichael. Et pendant ce temps, ma femme prend le thé dans un astronef extraterrestre avec les petits gars d’hesteghon.
L’avion était prêt. Il décolla et largua une nouvelle traînée d’ignifugeant, volant juste au niveau de la cime des arbres, pratiquement sous le nez des pompiers qui travaillaient aux abords de Chats Worth. Cette fois, ils étaient trop occupés pour lui faire signe. Pour rentrer à l’aéroport, il fut obligé de décrire une large boucle derrière l’incendie. Il survola les Santa Susana, redescendit en longeant Golden State Freeway et aperçut pour la première fois les incendies qui faisaient rage à l’est, deux énormes conflagrations marquant les emplacements où les flammes des tuyères des autres vaisseaux spatiaux avaient léché l’herbe sèche, plus un tas de foyers mineurs s’égrenant sur une ligne infléchie vers le sud qui partait de Burbank ou Glendale pour s’enfoncer dans Orange County.
Ses mains tremblaient quand il se posa à Van Nuys. Il avait tenu le coup sans prendre de repos pendant quelque trente-deux heures d’affilée et se sentait glisser doucement dans cet état d’épuisement et de vacuité qui s’étend quelque part au delà de la fatigue ordinaire.
Le régulateur en chef l’attendait encore à sa descente de l’avion. Un étrange sourire stupide écornait cette fois son visage invraisemblablement beau, et Carmichael crut en deviner le sens. « Ça va, Haï, dit-il aussitôt. T’as gagné. J’arrête cinq ou six heures, histoire de piquer un petit roupillon, ensuite, tu pourras me demander de repartir à…
— Non, c’est pas ça.
— C’est quoi, alors ?
— Je suis venu exprès te le dire, Mike. Ils ont libéré certains des otages.
— Cindy ?
— Je crois bien. Il y a ici une voiture de l’armée de l’Air qui t’emmènera à Sylmar. C’est là qu’ils ont installé le centre de commandement. Ils ont dit de te faire appeler dès que tu serais revenu du dernier largage et de t’envoyer là-bas pour que tu puisses parler à ta femme.
— Alors, elle est libre, s’écria Carmichael. Dieu soit loué, elle est libre !
— Vas-y, Mike. On peut s’occuper du feu sans toi pendant quelque temps, si tu es d’accord. »
Longue, basse et élancée, la voiture de l’armée de l’Air ressemblait à la limousine d’un général, avec un chauffeur à la mâchoire carrée à l’avant, et à l’arrière, deux jeunes officiers à l’air peu commode pour encadrer Carmichael. Ils n’étaient guère loquaces et avaient l’air aussi épuisés que lui.
« Comment va ma femme ? demanda-t-il lorsque la voiture démarra.
— Nous croyons savoir qu’elle n’a pas été maltraitée », dit l’un des officiers.
Il avait adopté un ton sombre et grave, plein d’une raideur insolite, mélo à souhait. Carmichael haussa les épaules. Encore un qui se prend pour un acteur. Celui-ci a vu trop de films de guerre.
Toute la ville semblait à présent en feu. À l’intérieur de la limousine climatisée on ne détectait qu’une infime trace de fumée, mais le ciel à l’est était terrifiant, avec des traînées rouges apocalyptiques jaillissant vers le ciel comme des météores qui auraient traversé la nuée noire à contre-courant. Carmichael demanda aux types de l’armée de l’Air ce qu’ils savaient de la situation.
« Ça se présente plutôt mal, il paraît », lui dit-on sèchement.
Il n’insista pas.
Quelque part sur San Diego Freeway, entre Mission Hills et Sylmar, Carmichael s’endormit. Lorsqu’il reprit ses esprits sans transition apparente, les autres étaient en train de le réveiller doucement pour le mener dans un vaste et sinistre bâtiment, une sorte de hangar, juste à côté du bassin de retenue.
Au milieu d’un dédale de câbles et d’écrans, des militaires s’affairaient devant un assortiment de mystérieux zinzins à bio puces et ce qui ressemblait à un millier d’ordinateurs conventionnels et de téléphones. Il se laissa conduire en traînant les pieds, avançant comme un robot, les yeux à peine capables d’accommoder, jusqu’à un bureau enclavé où un lieutenant-colonel dont les cheveux blonds commençaient tout juste à tirer sur le gris l’accueillit dans le meilleur style on-atteint-le-sommet-du-drame.
« Ceci promet d’être la mission la plus difficile qu’on vous ait jamais confiée, monsieur Carmichael. »
Carmichael se renfrogna. Tout le monde était acteur jusqu’au trognon dans cette satanée ville. Même les colonels étaient trop jeunes désormais.
« On m’a dit qu’ils étaient en train de libérer leurs otages, lâcha-t-il. Où est ma femme ? »
Le lieutenant-colonel lui montra un écran de télévision. « Nous allons vous permettre de parler avec elle sur-le-champ.
— Dois-je comprendre que je ne peux pas la voir ?
— Pas tout de suite.
— Pourquoi pas ? Elle va bien ?
— Pour autant que je sache, oui.
— Vous voulez dire qu’elle n’a pas été libérée ? Mais on m’avait dit que…
— Toutes les personnes retenues sauf trois ont été relâchées. Deux personnes, à en croire les extraterrestres, ont été légèrement blessées lors de leur capture et subissent un traitement médical à bord du vaisseau. Elles seront libérées sous peu. La troisième est votre femme, monsieur Carmichael. » Là, une pause mesurée au centième de seconde près, prélude au spectaculaire effet dramatique qui semblait si important pour les gens de cette espèce : « Elle n’est pas disposée à quitter le vaisseau. »
Spectaculaire, en effet. Pour Carmichael, c’était comme s’il était tombé dans un trou d’air.
« Pas disposée… ?
— Elle prétend s’être portée volontaire pour accompagner les extraterrestres quand ils retourneront sur leur planète d’origine. Elle dit qu’elle va nous servir d’ambassadrice, d’envoyée spéciale… Monsieur Carmichael, votre femme a-t-elle des antécédents de troubles mentaux ? »
Carmichael le fusilla du regard. « Cindy est tout à fait saine d’esprit. Croyez-moi.