— Vous savez qu’elle n’a manifesté aucune peur lorsque les extraterrestres se sont emparés d’elle lors de l’incident au centre commercial ce matin ?
— Je suis au courant, oui. Ça ne veut pas dire qu’elle soit folle. Elle a une personnalité originale. Elle a des idées insolites. Mais elle n’est pas folle. Moi non plus, d’ailleurs. » II resta un instant la tête dans les mains, les doigts légèrement appuyés sur les yeux. « D’accord, reprit-il. Laissez-moi lui parler.
— Pensez-vous que vous pourrez la persuader de quitter ce vaisseau ?
— Sûr que je vais faire tout mon possible !
— Vous ne sympathisez pas vous-même avec ce qu’elle est en train de faire, hein ? » demanda Sa blondeur le lieutenant-colonel.
Carmichael leva les yeux. « Mais si, je sympathise. C’est une femme intelligente qui fait quelque chose qu’elle estime important, et agit de son propre chef. Pourquoi diable ne devrais-je pas sympathiser ? Mais je vais essayer de l’en dissuader, faites-moi confiance. Je l’aime. Je veux la revoir. Quelqu’un d’autre peut être notre putain d’ambassadeur sur Bételgeuse. Laissez-moi lui parler, d’accord ? »
Le lieutenant-colonel agita une petite baguette de la taille d’un crayon et l’écran de télé géant s’alluma. De mystérieux motifs colorés scintillèrent quelques secondes en une troublante séquence aléatoire, puis Carmichael entrevit des passerelles ténébreuses, un réseau complexe d’entretoises métalliques étincelantes se croisant et se recroisant à des angles insolites, et l’espace d’un instant, l’un des Étrangers apparut sur l’écran, avec ses yeux jaunes gigantesques, gros comme des soucoupes, qui le regardaient avec suffisance. Carmichael se sentait désormais tout à fait réveillé.
Le visage de l’Étranger disparut, remplacé par celui de Cindy.
Dès qu’il la vit, Carmichael comprit qu’il l’avait perdue.
Son visage rayonnait. Il y avait dans son regard une joie sereine confinant à l’extase. Ce regard, il l’avait vu chez elle en maintes occasions, mais cette fois-ci, c’était différent, au delà de tout ce qu’elle avait pu atteindre auparavant. C’était le nirvana. Elle avait eu droit à la vision béatifique.
« Cindy ?
— Salut, Mike.
— Cindy, tu peux me dire ce qui s’est passé ?
— C’est incroyable. Le contact. La communication. » Évidemment, se dit-il. Si quelqu’un pouvait établir le contact avec les extraterrestres de la bonne vieille planète HESTEGHON, terre des enchantements, c’était bien Cindy. Il y avait chez elle un certain talent magique : le don de pouvoir ouvrir toutes les portes.
« Tu sais, dit-elle, ils communiquent d’esprit à esprit ; il n’y a aucune barrière. Pas de mots. On sait ce qu’ils veulent dire, tout simplement. Ils sont venus pacifiquement, pour apprendre à nous connaître, pour se joindre harmonieusement à nous, pour nous accueillir dans la confédération des planètes. »
Carmichael s’humecta les lèvres. « Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, Cindy ? Un lavage de cerveau ou un truc dans ce goût-là ?
— Mais non, Mike, non ! Ça n’a rien à voir ! Ils ne m’ont absolument rien fait, je te le jure. Nous avons parlé, c’est tout.
— Parlé ?
— Ils m’ont montré comment mettre mon esprit en contact avec le leur. Ce n’est pas du lavage de cerveau, ça. Je suis toujours la même. Moi, Cindy. Ils ne m’ont rien fait. J’ai l’air d’être maltraitée ? Ils ne sont pas dangereux. Crois-moi.
— Ils ont mis le feu à la moitié de la ville avec leurs tuyères, tu sais ça ?
— Ils en sont terriblement chagrinés. C’était un accident. Ils n’ont pas compris à quel point les collines étaient sèches. S’ils avaient un moyen quelconque d’éteindre les flammes, ils le feraient, mais ces incendies sont trop importants, même pour eux. Ils nous demandent de leur pardonner. Ils veulent que tout le monde sache à quel point il regrettent cet incident. » Elle observa une pause puis ajouta, très doucement : « Mike, tu veux venir à bord ? Je veux que tu aies l’expérience du contact avec eux, comme moi en ce moment.
— Je ne saurais pas faire ça, Cindy.
— Mais si ! N’importe qui en est capable ! Tu n’as qu’à ouvrir ton esprit, ensuite ils te touchent, et…
— Ça ne m’intéresse pas. Sors de là et rentre à la maison, Cindy. Je t’en supplie. Ça fait six jours que je ne t’ai pas vue ; non, sept, maintenant. On dirait que ça fait un mois. Je veux te serrer dans mes bras. Je veux te tenir…
— Tu pourras me serrer aussi fort que tu voudras. Ils te laisseront monter à bord. Nous pourrons aller ensemble sur leur planète. Tu sais que je vais avec eux sur leur planète, n’est-ce pas ?
— Mais non, tu n’y vas pas. Pas vraiment. »
Elle hocha la tête d’un air grave. Elle semblait prendre la chose terriblement au sérieux.
« Ils vont partir dans quelques semaines, dès qu’ils auront eu l’occasion d’échanger des cadeaux avec la Terre. Ce voyage était prévu pour n’être qu’une rapide visite diplomatique. J’ai vu des images de leur planète – c’est comme du cinéma, mais ils font ça avec leur esprit. Mike, tu ne peux pas t’imaginer à quel point tout est beau : les édifices, les lacs et les collines, les plantes ! Et ils tiennent tellement à ce que je vienne pour pouvoir m’en faire une idée sur place ! »
Des gouttelettes de sueur perlèrent dans les cheveux de Carmichael et lui coulèrent dans les yeux, l’obligeant à ciller. Mais il n’osa pas s’essuyer, de crainte qu’elle ne croie qu’il pleurait.
« Je ne veux pas aller sur leur planète, Cindy. Et je ne veux pas que tu y ailles non plus. »
Elle observa un instant de silence.
Puis elle sourit délicatement et dit : « Je sais que tu ne veux pas, Mike. »
II serra les poings, les ouvrit puis les serra de nouveau. « Je ne peux pas aller là-bas.
— Non, tu ne peux pas. Je le comprends. Los Angeles est suffisamment extraterrestre pour toi, je crois. Tu as besoin d’être là où tu te sens chez toi, dans ta réalité, et pas de t’enfuir vers quelque étoile lointaine. Je ne vais pas essayer de te baratiner.
— Mais tu vas partir quand même ? » Ce n’était pas vraiment une question.
« Tu sais déjà ce que je vais faire.
— Oui.
— Je suis désolée. Mais pas vraiment, au fond.
— Tu m’aimes ? » demanda Carmichael, qui regretta ces mots dès qu’ils eurent franchi ses lèvres.
« Tu sais bien que oui, répondit-elle avec un triste sourire. Et tu sais que je ne veux pas te quitter. Mais une fois que leur esprit a touché le mien, une fois que j’ai vu quelle sorte d’êtres ils sont… tu comprends ce que je dis ? Je ne dois pas tout t’expliquer, hein ? Tu comprends toujours ce que je dis.
— Cindy…
— Oh, Mike, je t’aime tellement, c’est vrai.
— Et je t’aime aussi, chérie. Et je voudrais que tu sortes de ce putain d’astronef. »
Le regard de Cindy ne flanchait pas. « Tu ne vas pas me demander ça. Parce que tu m’aimes, pas vrai ? Tout comme moi je ne vais pas te redemander de venir me rejoindre à bord parce que je t’aime vraiment. Tu comprends ce que je dis, Mike ? »
II eut envie de briser l’écran et de s’emparer d’elle. « Oui, je comprends, se força-t-il à dire.
— Je t’aime, Mike.
— Je t’aime, Cindy.
— Ils me disent que le voyage dure quarante-huit de nos années, mais ça ne sera que quelques semaines pour moi. Oh, Mike ! Adieu, Mike ! Que Dieu te bénisse, Mike ! »
Elle lui envoya des baisers. Il voyait à ses doigts ses pierres favorites, les trois étranges petits saphirs étoiles qu’elle avait montés en bagues lorsqu’elle avait commencé à dessiner des bijoux. C’étaient aussi les bagues qu’il préférait. Elle adorait les saphirs à astéries – lui aussi, puisqu’elle les adorait.