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Carmichael se creusa la tête pour trouver un nouveau moyen de raisonner sa femme, un argument quelconque qui ferait mouche. Mais il ne parvint à trouver rien de tel. Il sentait à nouveau grossir dans son esprit un vide immense, un abîme, comme s’il était évidé par une lame tourbillonnante.

Le visage de Cindy resplendissait. Tout d’un coup, elle lui était devenue totalement étrangère.

Elle était désormais une vraie native de Los Angeles, une déplus, perdue dans ses visions et ses rêves délirants, et c’était comme s’il ne l’avait jamais rencontrée ou comme s’il l’avait prise pour quelqu’un d’autre. Mais non, ce n’est pas juste, se dit-il. Elle n’est pas comme les autres, elle est Cindy. Elle suit sa bonne étoile, comme toujours.

Soudain, il ne put regarder l’écran plus longtemps et détourna les yeux ; il se mordit la lèvre et leva la main gauche comme pour repousser ce spectacle. Les types de l’armée de l’Air affichaient l’expression embarrassée de gens qui, ayant surpris par inadvertance une rencontre des plus intimes, essaient de faire comme s’ils n’avaient rien vu.

« Elle n’est pas folle, colonel, dit Carmichael avec véhémence. Je ne veux pas que les gens croient qu’elle est cinglée.

— Bien sûr que non, monsieur Carmichael.

— Mais elle refuse de quitter ce vaisseau spatial. Vous l’avez entendue. Elle reste à bord et elle rentre avec eux sur leur planète paumée quelque part dans l’espace. Je n’y peux plus rien. Vous comprenez ça, non ? Je ne peux rien faire pour la sortir de là, à moins de grimper dans cet engin et de la traîner de force à l’extérieur. Et même ça, je ne le ferais pas.

— Non, évidemment. En tout cas, vous comprenez qu’il nous serait impossible de vous permettre de monter à bord même si c’était pour tenter de la ramener ?

— J’ai bien compris. Je n’y songerais même pas. Ni à la ramener ici, ni à faire le voyage avec elle. Je n’ai pas le droit de la forcer à rester avec nous et je ne veux certainement pas aller là-bas moi-même. Laissez-la partir : c’était sa vocation ici-bas. Ne me demandez rien. Pas à moi, colonel. Je ne suis pas l’homme qu’il vous faut, c’est tout. » II respira à fond, se disant qu’il était peut-être en train de trembler. Il commençait à avoir la nausée. « Colonel, reprit-il, vous m’en voudriez beaucoup si je me barrais d’ici ? Peut-être que je me sentirais mieux si je remontais dans mon avion pour balancer encore un peu de camelote sur ce feu. Je crois que ça me ferait du bien. Sincèrement, colonel. D’accord ? Vous voulez bien me renvoyer à Van Nuys, colonel ? »

II grimpa donc une dernière fois dans le DC-3. Il ne savait plus combien de missions il avait accomplies ce jour-là. Il était censé larguer les ignifugeants sur la face ouest de l’incendie. Au lieu de quoi il se dirigea vers l’est, là où se trouvait le vaisseau spatial, et décrivit un grand cercle autour de lui. La radio lui ordonna de s’éloigner de la zone et il répondit qu’il s’y apprêtait.

Pendant qu’il tournait, un panneau s’ouvrit dans la paroi de l’astronef et un Étranger apparut, colossal, même depuis l’altitude à laquelle volait Carmichael. L’énorme créature violacée descendit du vaisseau, avança ses tentacules et sembla renifler l’air enfumé. Elle avait l’air très calme, debout sur le sol.

Carmichael eut vaguement envie de voler en rase-mottes, de balancer toute sa charge d’ignifugeant sur l’extraterrestre, de le noyer dans la purée, histoire de le punir de lui avoir pris Cindy. Il secoua la tête. Tu déconnes, se dit-il. Cindy serait consternée si elle savait ce qui venait de lui traverser l’esprit.

Mais je suis comme ça, songea-t-il. Rien qu’un vilain Terrien moyen rancunier. C’est pour ça que je ne pars pas pour cette autre planète, et c’est pour ça qu’elle y va, elle.

Il vira sur l’aile et, s’éloignant de l’astronef, rentra tout droit à Van Nuys via Granada Hills et Northridge. Une fois au sol, il resta un long moment assis aux commandes du DC-3, parfaitement immobile. Finalement, l’un des régulateurs sortit et l’appela. « Mike, ça va ?

— Ouais. Pas de problème.

— Comment se fait-il que tu rentres sans avoir vidé tes réservoirs ? »

Carmichael scruta ses cadrans. « J’ai fait ça ? On dirait bien, ma foi.

— Tu n’es pas dans ton état normal, hein ?

— Je crois que j’ai oublié de larguer. Non, j’ai pas oublié. Je m’en fichais, tout simplement. J’avais pas envie de le faire.

— Mike, sors de cet avion. Tu as assez volé comme ça pour la journée.

— J’avais pas envie de larguer, répéta Carmichael. À quoi bon, merde ? Cette ville de cinglés… y a rien là-dedans que je voudrais sauver, de toute façon. » Son sang-froid finit par l’abandonner et la rage déferla en lui comme le feu embrasant les pentes d’un canyon desséché. Il comprenait la décision de Cindy et la respectait, mais rien ne l’obligeait à l’apprécier. Et il ne l’appréciait pas du tout. Il avait perdu sa femme et par la même occasion, lui semblait-il, sa guerre avec Los Angeles. « Crève salope, explosa-t-il. Laissons-la brûler, cette ville de merde. Je l’ai toujours détestée. Elle n’a que ce qu’elle mérite. Si je restais ici, c’était uniquement pour Cindy. Il n’y avait qu’elle qui comptait. Mais la voilà qui s’en va. Cette putain de ville peut bien cramer. »

Le régulateur en resta bouche bée. « Hé, Mike, tu… »

Carmichael secoua lentement la tête de droite à gauche comme pour essayer de dissiper une migraine intolérable. Puis il fronça les sourcils. « Non, c’est faux, dit-il sans aucune trace de colère dans sa voix. Il faut faire le boulot quand même, pas vrai ? Sans tenir compte de ses sentiments personnels. Il faut éteindre le feu. Il faut sauver ce qui peut être sauvé. Écoute, Tim, je vais faire encore un largage, le dernier de la journée… tu m’entends ? Et puis je rentrerai chez moi pour dormir un peu. D’ac ? D’ac ? »

Tout en parlant, il avait déjà démarré et pris la courte piste. Il se rendit vaguement compte qu’il n’avait pas demandé la permission de décoller. Il entendit dans ses écouteurs les coassements métalliques du type de la tour de contrôle mais passa outre. Un petit avion d’observation – un Cessna – s’écarta de son chemin en catastrophe. Et Carmichael décolla.

Le ciel était noir et rouge. L’incendie n’était plus maîtrisé et peut-être ne le serait-il jamais. Mais il ne fallait pas se décourager, se dit-il. Il fallait sauver ce qui pouvait être sauvé. Il mit les gaz et entra calmement dans l’enfer des collines, larguant au passage sa cargaison chimique. Il sentit l’avion lui résister lorsque des thermiques sauvages lui saisirent les ailes par en dessous, et, le regard vitreux, plus qu’à moitié endormi, il riposta, tentant par tous les moyens de reprendre le contrôle, mais c’était inutile, complètement inutile, et très vite, il cessa de se démener et se laissa aller contre le dossier de son siège, enfin en paix, tandis que les remous le soulevaient, le lançaient en l’air comme un jouet, cul par-dessus tête, et le projetaient vers les collines qui l’attendaient au nord.

À New York, l’invasion se passa différemment, de manière moins apocalyptique. De grands incendies de broussailles dévastateurs accompagnés d’évacuations dans la panique n’avaient jamais fait partie de la vie new-yorkaise. La spécialité de New York, comme toujours, c’étaient les nuisances plutôt que l’apocalypse. L’invasion avait donc commencé ainsi, sous la forme d’une de ces satanées nuisances de New York – une de plus.

C’était une de ces magnifiques journées d’or et de bleu comme New York sait en offrir en octobre, une de celles qui donnent envie de chanter et de danser, lorsque la moiteur étouffante de l’été vient de quitter la scène et que la méchante saison des froidures n’est pas tout à fait prête à faire son entrée.