« Anson Carmichael ! rugit-il. Crénom de nom, ça fait plaisir de te revoir après tout ce temps ! Dis donc, tu n’as pas pris une ride ! »
Buckley, lui, accusait son âge. Le Colonel avait souvenir d’une masse désordonnée de cheveux bruns ; à présent, ils étaient presque tous gris et beaucoup moins fournis. L’homme du Département d’État avait pris une bonne vingtaine de kilos, ce qui lui en faisait au moins cent trente au total ; ses traits appuyés étaient devenus plus épais, plus grossiers, ses yeux gris vert au regard perspicace semblaient perdus sous de lourdes paupières entourées de cernes de graisse boursouflés.
S’adressant à toute la salle, Buckley claironna : « Mesdames et messieurs, permettez-moi de vous présenter le colonel Anson Carmichael III de l’armée de terre, présentement en retraite, ancien professeur de psychologie non occidentale et de linguistique asiatique à West Point ; auparavant, il s’est distingué dans une carrière militaire qui comprend, je dois quand même le dire, d’honorables services rendus dans ce mauvais spectacle que nous avons jadis monté en Asie du sud-est. C’est un homme brillant et un dévoué serviteur de l’État, dont les intuitions particulières vont, j’en suis sûr, nous être d’une inestimable utilité aujourd’hui. »
Le Colonel se demanda quelle fonction pouvait bien occuper Buckley pour se permettre pareille emphase devant un tel public.
Se retournant vers le Colonel, Buckley dit : « Je présume que tu reconnais la plupart de ces gens, sinon tous. Mais ne serait-ce que pour parer à d’éventuelles confusions, laisse-moi t’annoncer la distribution. »
Le Colonel reconnut bien sûr la Vice-présidente et le président de la Chambre des représentants. Le Président ne semblait pas être dans la salle, le secrétaire d’État non plus. Il y avait un assortiment de personnalités des forces navales, de l’armée de l’air, de l’armée de terre, du corps des Marines – et du galon à foison. Le Colonel connaissait au moins de vue la plupart des hommes de l’armée de terre et un ou deux de l’armée de l’air. Le président des chefs d’État-major interarmes, le général Joseph F. Steele, lui adressa un chaleureux sourire. Ils avaient servi ensemble à Saigon en 1967 sous les ordres du général Matheson, lorsque le futur Colonel était un sous-lieutenant tout neuf affecté à l’Unité consultative de campagne du Military Assistance Command, ce bon vieux MAC-V poussif, en tant qu’interprète, et que Joe Steele, de quatre ans son cadet, frais émoulu de West Point, débutait dans quelque poste fort subalterne chez les mecs des Renseignements du MAC-V ; mais il était rapidement monté en grade et n’avait pas cessé depuis.
Buckley circula dans la salle pour présenter les participants : « Le secrétaire d’État à la Défense, M. Gallagher… » Un homme frêle, presque insignifiant, le menton en galoche, les cheveux gris taillés en brosse formant comme une calotte sur sa tête étroite, une redoutable lueur d’intelligence et de conviction jésuitique au fond du glacier de ses yeux brun foncé. « Mlle Crawford, secrétaire d’Etat aux Communications… » Élégante, cheveux noirs aux reflets cuivrés, raideur toute amérindienne dans les lèvres et les pommettes. « Le chef de la majorité au Sénat, M. Bacon, originaire du même État que toi… » Un gaillard athlétique, élancé, sans doute redoutable au tennis. « Le Dr Kaufman, du Département de physique à Harvard… » Grassouillet, l’air endormi, mal habillé. « Le Dr Elias, conseiller scientifique du Président… » Une femme impressionnante, trapue, retranchée sur elle-même, une vraie forteresse. Les chefs du Comité des forces armées de la Chambre des représentants et du Comité des forces armées du Sénat. Le directeur des Opérations navales. Le commandant des Marines. Les chefs suprêmes des armées de terre et de l’air. Les secrétaires d’État à l’Armée de terre et à la Marine. Et ainsi de suite. Beaucoup de monde, donc, tous les grands et les puissants de la nation. Le Colonel remarqua que Buckley avait omis de présenter deux hommes en civil et présuma qu’il avait de bonnes raisons pour cela. Des gens de la CI.A., supposa-t-il, ou quelque chose dans ce genre.
« Et ton titre actuel, Lloyd ? » demanda tranquillement le Colonel lorsque Buckley parut avoir terminé.
La question laissa celui-ci sans voix. Ce fut la Vice-présidente qui répondit, tandis que Buckley restait bouche bée : « M. Buckley est le conseiller à la Sécurité nationale, colonel Carmichael. »
Ah, tout s’expliquait. Il avait fait du chemin depuis ses débuts de sous-secrétaire d’État chargé des liaisons culturelles. Probable qu’il n’avait jamais cessé de convoiter ce genre de poste et, en cette ère de rivalités culturelles résurgentes dont les racines plongeaient au delà de l’époque médiévale, avait transformé son expertise d’anthropologue et d’historien en références pour une fonction de nature quasi militaire au statut ministériel. Le Colonel bredouilla des excuses : il ne se tenait plus aussi assidûment au courant de l’actualité que jadis, maintenant qu’il s’était retiré à flanc de colline au milieu de ses noyers et amandiers.
Il se passait quelque chose à la porte de la salle de conférences. L’émoi des gardes signalait de nouveaux arrivants. Les passagers qui accompagnaient le Colonel dans l’avion entrèrent enfin l’un après l’autre : Joshua Leonards, l’anthropologue replet de l’UCLA qui, avec sa barbe rousse non taillée et son pull écossais miteux, ressemblait à un anarchiste russe du dix-neuvième siècle ; Peter Carlyle-Macavoy, l’astronome britannique travaillant au programme de recherche d’intelligences extraterrestres du California Institute of Technology, le corps démesurément allongé et le regard férocement brillant ; et l’otage capturée dans le centre commercial, Margaret Machinchose, petite femme assez séduisante d’une trentaine d’années qui était soit en état de choc après ce qu’elle avait subi, soit sous tranquillisants, parce qu’elle n’avait pratiquement rien dit pendant toute la durée du vol depuis la Californie.
« Bien, dit Buckley. Nous voilà enfin au complet. Le moment est venu de mettre les nouveaux arrivants au courant de l’état actuel de la situation. »
II plaqua une baguette de données sur son poignet – intéressant, songea le Colonel, qu’un homme de l’âge de Buckley ait une puce implantée –, lui adressa un ordre vocal succinct et une débauche de couleurs vives s’épanouit sur un écran mural derrière lui.
« Ces symboles, expliqua Buckley, indiquent les sites des atterrissages extraterrestres connus à l’heure actuelle. Comme vous le voyez, les vaisseaux des Entités se sont posés sur tous les continents, sauf l’Antarctique, et dans la plupart des capitales mondiales, à l’exception de Washington et de deux ou trois autres villes où l’on aurait pu s’attendre à les voir débarquer. Sur la base des données disponibles à midi, nous estimons qu’au moins trente-quatre vaisseaux géants contenant chacun des centaines, voire des milliers de créatures sont déjà arrivés. Les atterrissages semblent se poursuivre ; et des créatures de types divers quittent les gros vaisseaux à bord de véhicules plus petits, de types divers eux aussi. Jusqu’ici, nous avons identifié cinq types de véhicules et trois espèces vivantes. Les voici… »
II appliqua la baguette sur la biopuce implantée dans son avant-bras, prononça le mot magique et les images d’étranges formes de vie apparurent sur l’écran. Le Colonel reconnut les espèces de calmars tubulaires qu’il avait vus à la télévision en train d’arpenter le centre commercial de Porter Ranch. Margaret Machinchose les reconnut aussi ; elle laissa échapper un discret hoquet de surprise ou de dégoût. Puis les calmars laissèrent la place à des créatures qui ressemblaient à des fantômes sans visage ni membres. Apparurent enfin des êtres vraiment monstrueux, gros comme des maisons, qui galopaient lourdement dans un parc, portés par des grappes de pattes énormes, renversant les arbres au passage.