Adieu, donc – nul ne savait pour combien de temps – aux téléphones, aux ordinateurs, à la FM et à la télévision, aux radios-réveils et aux alarmes, aux carillons de porte, aux portes de garage automatiques, au radar, aux oscilloscopes et aux microscopes électroniques, aux stimulateurs cardiaques, aux brosses à dents électriques, aux amplificateurs de toutes sortes, aux tubes à vide et aux microprocesseurs. Les bicyclettes, les bateaux à rames et crayons à mine graphite n’étaient pas affectés. Les armes de poing et les fusils non plus. Mais tout ce qui avait besoin d’énergie électrique pour fonctionner était désormais inutilisable. Ce qu’on avait fini par appeler le Grand Silence était tombé.
Les électrons refusaient carrément de circuler, tel était le problème ! Les fonctions électriques des organismes biologiques n’étaient pas affectées mais tout le reste était kaput.
Tout circuit dans lequel une quelconque tension était susceptible de passer était devenu aussi peu conducteur qu’un tas de boue. Les voltages, ampérages, ondes sinusoïdales, bandes passantes, rapports signal/bruit et, en l’occurrence, les signaux et les bruits, et cetera ad infinitum, devenaient des abstractions.
Les ponts mobiles et les écluses restèrent figés dans la position qu’ils occupaient lorsque le courant fit défaut. Les avions qui avaient l’infortune d’être en l’air à ce moment-là, brusquement privés de tout système de navigation et du fonctionnement de leurs mécanismes internes les plus triviaux, s’écrasèrent. Des millions d’automobiles furent accidentées lorsque l’obscurité se fit sur les routes, que les ordinateurs de contrôle de la circulation rendirent l’âme et que les propres systèmes de guidage interne des véhicules tombèrent en panne. Les véhicules qui n’étaient pas en mouvement à l’instant fatal ne pouvaient plus redémarrer, à l’exception d’antiquités pourvues de manivelle, et dont bien peu étaient encore en état de marche. Il va sans dire que les divers réseaux télématiques furent instantanément anéantis. Toutes les archives commerciales qui n’avaient pas déjà été imprimées devinrent inaccessibles. Tout comme les réserves monétaires mondiales, hermétiquement protégées par des portes de sécurité électroniques qui étaient désormais d’une sécurité absolue. Mais ces réserves monétaires, qu’elles soient représentées par des objets inertes comme des lingots d’or ou par des abstractions s’échangeant à la vitesse de la lumière d’un ordinateur à l’autre entre les banques centrales de la planète, avaient d’un seul coup perdu toute signification.
Comme pas mal de choses. C’en était fini du monde tel que nous le connaissions.
Le facteur qui avait précipité la chute était, semblait-il, le fait que quelqu’un, quelque part, avait, dans un moment d’exaspération stupide, balancé une ou deux bombes sur l’un des vaisseaux extraterrestres. Personne ne savait qui s’était ainsi fourvoyé – les Français, les Irakiens, les Russes ? – et personne n’en revendiquait la responsabilité ; en outre, dans la confusion du moment, il n’y avait aucun moyen fiable de savoir la vérité, même si, bien entendu, les rumeurs allaient bon train. Peut-être s’agissait-il de bombes atomiques ; peut-être n’était-ce que d’archaïques pétards. Personne n’eut d’ailleurs le loisir de s’en assurer car, juste après l’attaque, tous les systèmes militaires de surveillance théoriquement capables de détecter une soudaine émission de radiations cessèrent de fonctionner, comme tout le reste de la technologie mondiale.
Quelle qu’ait pu être l’agression perpétrée envers les Entités, elle fut totalement inutile. Elle ne causa naturellement aucun dégât. Les astronefs des Entités, ainsi que tout le monde allait très vite s’en apercevoir, étaient entourés de champs de force qui empêchaient quiconque de s’approcher d’eux sans autorisation ou de les endommager en les attaquant de loin.
En revanche, l’attaque réussit parfaitement à agacer les Entités. Elle était agaçante comme peut l’être le bourdonnement d’un moustique et Elles ripostèrent donc avec l’équivalent extraterrestre d’une claque visant la position approximative du moustique sur le bras. Ou bien, comme l’avait formulé l’anthropologue Joshua Leonards au Pentagone, la tentative de destruction d’un vaisseau extraterrestre avait été la déclaration préliminaire à une sorte de conversation, déclaration à laquelle les Entités avaient répondu sur un ton infiniment plus haut.
La première panne de courant, celle qui avait duré deux minutes, n’était peut-être qu’un simple essai pour régler la puissance du matériel. La deuxième, quelques heures plus tard, était la vraie. Le Grand Silence. La fin du monde et le commencement d’une époque cauchemardesque d’anarchie meurtrière, de terreur et d’absolu désespoir.
Après deux semaines infernales dans le froid et le noir, le courant commença à revenir. Sporadiquement. Sélectivement. Énigmatiquement. Certains dispositifs comme les moteurs des automobiles, les congélateurs et les stations d’épuration des eaux se remirent en marche ; d’autres non, comme les téléviseurs, les magnétoscopes et les écrans radar, même si l’éclairage électrique et les pompes des stations-service fonctionnaient.
L’effet général fut de faire passer l’humanité d’un inconfort digne du moyen-âge à un niveau d’existence correspondant à peu près à celui de 1937, mais avec d’insolites exceptions qui relevaient apparemment du hasard. Qui pouvait expliquer cela ? Il n’y avait là ni rime ni raison. Pourquoi les téléphones, mais pas les modems ? Pourquoi les lecteurs de CD, mais pas les calculettes ? Et lorsque les modems finirent par se réveiller, ils ne fonctionnaient pas toujours exactement comme par le passé.
Mais les explications n’avaient déjà plus d’importance. La démonstration était faite : le monde avait été battu à plate couture pour des raisons inconnues par un ennemi inconnu qui n’avait jamais donné la moindre justification – n’avait, en vérité, jamais prononcé un seul mot. Les envahisseurs ne s’étaient pas embarrassés d’une déclaration de guerre et n’avaient livré aucune bataille ; il n’y avait pas eu de pourparlers de paix et nulle reddition n’avait été signée. La chose s’était néanmoins accomplie en une seule nuit, et définitivement. Toute résistance serait punie, et toute résistance sérieuse serait sérieusement punie.
De toute façon, qui allait résister ? Le gouvernement ? Les forces armées ? Comment ? Avec quoi ? Du jour au lendemain, tous les gouvernements et forces armées avaient été frappés d’obso-lescence, quand ils n’étaient pas devenus franchement obsolètes. Des tentatives pour recoller les morceaux, pour reconduire les formes et les procédures existantes furent balayées dans les tourbillons du chaos. Les structures gouvernementales commencèrent à traiter avec ceux ou celles avec qui Elles décidaient d’entrer en communication.
Une nouvelle réalité, quasi onirique, était descendue sur la planète. Pour presque tout le monde, la texture de l’existence ressemblait à l’ambiance du matin qui suit une grande catastrophe locale – tremblement de terre, inondation, gigantesque incendie, ouragan. Tout a changé en un éclair. On cherche de tous côtés des repères familiers – un pont, une rangée d’immeubles, la véranda de sa propre maison – pour voir s’ils sont encore là. En général, ils le sont ; mais il semble qu’une certaine fraction de leur solidité leur a été soustraite pendant la nuit. Tout est devenu conditionnel. Tout est devenu temporaire. Il en était ainsi partout dans le monde.