Au bout d’un moment, les gens s’habituèrent tant bien que mal à leur nouvelle vie boiteuse comme si elle avait toujours été telle, même si en leur for intérieur ils savaient que c’était faux. Les seules entités réellement fonctionnelles dans le monde étaient les Entités. La civilisation telle qu’on l’entendait au début du vingt et unième siècle venait de s’effondrer. Elle finirait sûrement, tôt ou tard, par évoluer jusqu’à trouver une nouvelle forme. Mais laquelle ? Et quand ?
Anse fut le premier de la tribu Carmichael à arriver au ranch du Colonel pour la réunion de famille de Noël, troisième rassemblement du clan depuis la Conquête.
Noël en Californie : la belle saison ! Toutes les collines qui s’échelonnaient jusqu’à la côte reverdissaient après les récentes pluies. L’air était doux et suave, la délicieuse tiédeur californienne s’infiltrait partout, malgré l’habituelle frange de neige incongrue sur la plus haute crête des montagnes derrière la ville. Lorsqu’Anse s’approcha de la résidence paternelle en cette fin d’après-midi, les oiseaux chantaient Noël, des floraisons éclatantes donnaient un air de fête à tous les jardins : masses de bougainvillées violettes ou rouges, fleurs rouges d’aloès en forme de piquants, joyeuses écla-boussures écarlates des poinsettias touffus, plus grands qu’un homme, voire géants. Un flot continu de véhicules remontait de la plage lorsqu’Anse quitta la voie express et obliqua vers l’intérieur des terres pour rejoindre la route qui conduisait au ranch. Ç’avait dû être une bonne journée pour surfer allègrement en prélude à Noël.
Joyeux Noël, mais oui, joyeux, trois fois joyeux ! Que Dieu nous bénisse tous !
L’air plus frais des hautes altitudes entrait par la vitre baissée tandis qu’Anse progressait sur l’étroite route de montagne qui amenait les véhicules un peu plus haut derrière le ranch avant de redescendre en une épingle qui les conduisait à l’entrée. Il klaxonna trois fois en abordant la fin du parcours. Peggy, la femme qui servait maintenant de secrétaire à son père, sortit pour lui ouvrir le portail du ranch.
Elle lui lança un joyeux bonjour accompagné d’un grand sourire. Peggy était la bonne humeur incarnée. Une petite brune aux attaches fines, très décorative. Anse eut la pensée saugrenue que le vieil homme devait coucher avec elle. Tout était possible en ces tristes lendemains.
« Oh, comme le Colonel va être heureux de vous voir ! » s’écria-t-elle. Scrutant l’intérieur de la voiture, elle décocha le sourire qu’elle avait toujours en réserve à Carole, l’épouse d’Anse, et aux trois enfants épuisés sur la banquette arrière. « II a fait les cent pas sur la véranda toute la journée, aussi excité qu’un matou, en attendant que quelqu’un se pointe.
— Ma sœur Rosalie n’est pas encore là, alors ? Et mes cousins ?
— Aucun d’entre eux jusqu’à maintenant. Et votre frère non plus… Votre frère vient quand même, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est ce qu’il a dit, confirma Anse sans y mettre une conviction excessive.
— Oh, mais c’est formidable ! Le Colonel est tellement impatient de le revoir après tout ce temps… Le voyage s’est bien passé ?
— Super bien », dit Anse d’un ton légèrement plus aigre que ne l’autorisaient les convenances. Mais Peggy sembla ne pas s’en apercevoir.
Se rendre au ranch était devenu pour Anse une épuisante corvée qui durait toute une journée. Il lui fallait partir avant le lever du soleil de son domicile de Costa Mesa, dans Orange County, à l’extrême sud de L.A., s’il voulait arriver à Santa Barbara avant la nuit, qui tombait tôt en ce milieu de l’hiver. Une fois, il y avait longtemps, il ne lui avait pas fallu plus de trois heures, porte à porte. Mais les routes n’étaient plus ce qu’elles étaient alors. Comme presque tout le reste.
Jadis, Anse aurait pris San Diego Freeway en direction du nord pour rejoindre l’autoroute 101 et gagner le ranch d’une traite. Mais San Diego Freeway était en piteux état entre Long Beach et Carson faute d’entretien depuis les Troubles. Et qui aurait voulu aller vers l’intérieur pour prendre Golden State Freeway, l’autre artère principale menant vers le nord ? Elle passait en plein milieu du territoire des bandidos et il y avait partout des barrages de miliciens. Il ne restait donc plus qu’à progresser par sauts de puce, d’une localité à l’autre, dans des rues à découvert, en évitant les plus dangereuses et en prenant des bouts d’autoroute encore utilisables chaque fois qu’on le pouvait. On slalomait au milieu de villes comme Garden Grove, Artesia et Compton, et en y mettant le temps, on se retrouvait sur l’autoroute 405 à Culver City, une des zones les plus sûres du centre de Los Angeles.
À partir de là, on roulait plus ou moins en ligne droite vers le nord et la vallée de San Fernando, et au prix d’un ou deux légers détours, on pouvait arriver sur l’autoroute 118 quelque part dans les parages de Granada Hills, ce qui vous conduisait finalement droit à la côte, en passant par Saticoy et Ventura. Anse n’aimait pas emprunter la 118 parce qu’elle le rapprochait dangereusement de la zone brûlée où était mort son oncle Mike, presque un grand frère pour lui, le jour des grands incendies. Mais cet itinéraire était le plus efficace pour arriver au but depuis que les Entités avaient fermé l’autoroute 101 entre Agoura et Thousand Oaks. L’avaient carrément interdite à la circulation, dans les deux sens, au moyen d’un mur de béton qui barrait les huit voies à chaque bout de la zone réquisitionnée.
Elles étaient apparemment en train de se construire des installations là-dessus. En recourant à de la main-d’ouvre humaine. À des esclaves humains. D’après ce qu’Anse avait entendu dire, ça se passait ainsi : le contremaître, qui était humain mais avait subi le Contact et la Pression – ce qui l’avait considérablement modifié – venait chez vous avec une demi-douzaine d’hommes armés et disait : « Viens. Travaille. » Et vous veniez avec eux et travailliez. Sinon, ils vous descendaient. Si le travail ne vous plaisait pas et que vous étiez doué pour la course à pied, vous vous échappiez dès que l’occasion se présentait et passiez dans la clandestinité. Il n’y avait, semblait-il, pas d’autre choix. Mais une fois que vous aviez subi le Contact, une fois que vous aviez subi la Pression, vous n’aviez plus de choix du tout. Le Contact. La Pression.Bonjour, le meilleur des mondes ! Et joyeux Noël à tous. Anse avait souffert pendant tout le trajet, des heures d’affilée, les mains serrées sur le volant, les yeux vissés à la chaussée jonchée de détritus. Pas question de heurter quoi que ce soit qui puisse endommager les pneus ; il était impossible de s’en procurer des neufs et les enveloppes usées ne pouvaient être que temporairement rechapées. Pas question non plus d’endommager la voiture de quelque manière que ce soit – et cela pour la même raison. Anse avait une Honda Accura modèle 2003 en assez bon état mais qui commençait à être un peu fatiguée sur les bords. Il songeait à la revendre pour prendre quelque chose de plus grand lorsque l’Invasion s’était produite. Mais c’était avant que tout change.
On ne trouvait plus de voitures neuves, point final. Il y avait quelque part dans l’Ohio une grosse usine Honda qui avait survécu à la période de folie juste après la Conquête et qui, disait-on, fabriquait encore des pièces de rechange conformes aux caractéristiques affichées, mais voilà, les gens de Honda n’expédiaient plus rien à l’Ouest, car ils n’avaient apparemment pas confiance dans la monnaie de la Côte ouest qui avait commencé à circuler à la place du dollar fédéral. Les installations Honda de Californie -celles qui n’avaient pas été détruites lors des Troubles – étaient gérées au petit bonheur la chance par l’équipe en place lors du débarquement des Entités, lesquelles avaient réquisitionné l’usine quelques jours après qu’avait été rompu le contact avec le siège japonais. Mais les compétences de ces gestionnaires semblaient discutables et on ne pouvait compter sur la qualité de ce que produisaient leurs ateliers, à supposer qu’on puisse trouver la pièce qu’on cherchait, ce qui était souvent difficile.