Réparer au lieu de remplacer était le slogan à l’ordre du jour ; si on avait le malheur de se retrouver avec un véhicule détruit ou irréparable, on avait pratiquement détruit sa propre vie et on était condamné à s’engager dans les équipes de travailleurs aux ordres des Entités qui, Elles, n’avaient pas de problèmes de transport. Elles vous soumettaient au Contact ; Elles vous soumettaient à la Pression ; ensuite vous alliez partout où Elles vous le demandaient, vous faisiez tout ce qu’Elles voulaient, et basta.
Anse gara la voiture dans le parking gravillonné sur le côté nord du bâtiment principal, mit pied à terre en titubant, tout courbaturé, les yeux louchant de fatigue. Il avait tenu le volant d’un bout à l’autre du trajet. Carole se montrait encore disposée à conduire dans un rayon d’une quinzaine de kilomètres autour de leur domicile, mais à présent elle avait peur de rouler sur l’autoroute ou de traverser un quartier qui ne lui était pas familier ; ces tâches incombaient donc à Anson. Et ce, sans qu’ils aient jamais eu besoin d’en discuter.
Le Colonel les attendait sur la véranda à l’arrière de la maison d’habitation. « Regardez, la marmaille, voilà grand-père, dit Anse. Faites-lui un grand bonjour. » Mais les gosses étaient déjà sortis de la voiture et couraient vers le Colonel. Il les attrapa au passage comme des petits chiens, d’abord les jumeaux – les deux à la fois – puis Jill.
« II a l’air en forme, observa Carole. Il se tient plus droit que jamais, il a toujours l’œil vif… »
Anse secoua la tête. « II a l’air très fatigué, si tu veux mon avis. Et vieux. Beaucoup plus vieux qu’à Pâques. Il commence à perdre ses cheveux, finalement. Il a le teint terreux.
— Il a… combien… soixante-huit, soixante-dix ans ?
— Seulement soixante-quatre. »
Mais Anse avait raison : le Colonel vieillissait prématurément. Sa silhouette élancée, droite comme un I, avait toujours fait illusion. Le vrai poids de ses années avait commencé à l’accabler dès le premier jour des Troubles. Cette période où l’obscurité avait recouvert le globe, où la panique était omniprésente et où les liens du comportement civilisé s’étaient relâchés comme s’ils n’avaient jamais existé, avait été pour le Colonel le pire des cauchemars : l’effondrement instantané de toute discipline, de toute morale, l’abandon de toute civilité. Le monde revenait de loin, et le Colonel aussi. Mais ni l’un ni l’autre n’était comme avant, et ne le serait sans doute jamais plus. Comme partout ailleurs, les changements étaient visibles sur les traits du Colonel.
Anse traversa le gravier crissant et laissa son père le prendre dans ses bras. Il avait presque trois centimètres de plus que le Colonel, et quinze ou vingt kilos de plus, mais ce fut le vieillard qui prit l’initiative de cette étreinte : le Colonel enveloppa d’abord son fils de ses bras puis Anse le serra en retour. C’était prévu. Le Colonel menait les opérations, comme toujours.
« Tu as l’air un peu fatigué, p’pa, dit Anse. Tout va bien ?
— Tout va bien, ouais. Autant que faire se peut, vu les circonstances. » Même sa voix avait un peu perdu de son ancien éclat. « J’ai négocié avec les Entités, et ça, c’est épuisant. »
Anson haussa un sourcil. « Négocié ?
— J’ai essayé. Je t’en parlerai plus tard, Anse… Bon sang, que ça me fait plaisir de te voir, mon gars ! Mais toi, tu as l’air un peu vanné. Le voyage a dû être éprouvant. » II lui donna un coup de poing dans le bras – un coup sec, appuyé, os contre muscle -et Anse répliqua du poing tout aussi sincèrement. C’était encore une de leurs habitudes.
Anse et le Colonel avaient connu quelques moments difficiles. Ils n’avaient que vingt et un ans de différence, ce qui, pendant un certain temps, lorsque le Colonel arborait une quarantaine, puis une cinquantaine vigoureuse, et qu’Anse avait entre vingt et trente ans, avait donné l’impression que le Colonel était le grand frère d’Anse plutôt que son père. Ils se ressemblaient juste assez pour s’être maintes fois affrontés quand ils se trouvaient dans une situation où ni l’un ni l’autre n’était capable de reculer, tout en restant assez différents pour qu’il y ait aussi pas mal de tirage entre eux lorsqu’ils abordaient un sujet où le désaccord était total.
Lorsqu’Anse avait quitté prématurément l’armée, c’avait été un de ces moments difficiles. Sa période alcoolique, il y avait quinze ans de cela, en avait été un autre. Quant aux aventures qu’Anse avait de temps en temps avec d’autres femmes que Carole depuis qu’il était marié, le Colonel n’en était sûrement pas informé, sinon il l’aurait très vraisemblablement tué. Tout cela ne les empêchait pas de s’adorer. Ni l’un ni l’autre n’avait le moindre doute là-dessus.
Ensemble, Anse et son père sortirent les valises de la Honda et le Colonel, qui s’obstinait à porter la plus lourde, accompagna le couple et ses enfants jusqu’à leurs chambres. La maison était une bâtisse immense, avec des ailes rajoutées un peu partout, et Anse et Carole étaient toujours logés dans la plus belle des suites réservées aux amis ; elle comprenait une grande chambre à coucher pour eux et une chambre contiguë, plus petite, que Jill, neuf ans, longues jambes et cheveux dorés, partageait avec ses deux frères jumeaux, Mike et Charlie, quatre ans. Il y avait aussi un beau salon avec vue sur la mer. Anse était l’aîné, après tout. On tenait aux préséances dans la famille.
En prenant congé d’eux, le Colonel donna une tape sur l’épaule de son fils. « Bienvenue à la maison, mon gars.
— C’est chouette d’être de retour ici. »
Et c’était vrai. Le ranch était un lieu vaste, réconfortant, niché en toute sécurité sur son coteau altier entre le flanc abrupt de la montagne et la calme beauté du Pacifique, loin de la congestion, de l’agitation et du danger de mort quotidien qui étaient le lot de presque toute la Californie du Sud. Vieux murs de pierre, sols dallés, mobilier robuste et sans prétention, rideaux de dentelle à l’ancienne, innombrables pièces hautes de plafond : comment croire, quand on habitait dans cette solitude rocheuse, tout là-haut, au-dessus des jolis toits rouges de Santa Barbara, que d’invincibles monstres extraterrestres arpentaient au même moment la face du monde, choisissant au hasard des êtres humains destinés à obéir à leurs ordres tandis qu’ils remodelaient peu à peu le paysage de la planète pour satisfaire leurs incompréhensibles besoins.
Jill se proposa pour veiller à ce que les deux garçons fassent leur toilette à fond pour le dîner. Elle adorait jouer à la maman, ce qui soulageait grandement Carole. Tandis qu’Anse défaisait les valises, Carole se tourna vers lui. « Ça ne te fait rien si je me douche la première ? Je me sens tellement rouillée et énervée après un trajet aussi long. Et sale, en plus. »
Anse lui-même ne se sentait pas très frais, et c’était lui qui s’était appuyé tout le travail ce jour-là. Mais il lui donna le feu vert. Elle présentait des signes de stress inquiétants : lèvres hermétiquement fermées, bras plaqués contre le corps, poing gauche serré.
Carole était encore à deux ans de la quarantaine, mais elle manquait déjà d’énergie. Elle avait besoin de se faire dorloter et Anse la dorlotait. Porter les jumeaux lui avait pris beaucoup de ses forces ; ensuite, deux ans plus tard, la Conquête, les Troubles… ces terrifiantes semaines d’incertitude – à vivre sans gaz ni électricité, sans télévision ni téléphone, à ne boire que de l’eau bouillie, à s’éponger au lieu de prendre des bains, faire cuire de maigres repas sur un réchaud à pétrole et veiller toute la nuit à tour de rôle la carabine à la main, au cas où une des bandes de pillards qui écumaient Orange County aurait décidé que c’était le moment d’aller voir du côté de votre quartier résidentiel bien propret – ces quelques semaines l’avaient totalement détruite. Carole n’avait jamais été conçue pour la vie à la dure. Aujourd’hui encore, elle n’était que partiellement remise de cette effroyable époque.