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Il la regarda se déshabiller du coin de l’œil. C’était l’un de ses petits plaisirs secrets. Au bout de onze ans, il adorait toujours la simple vue du corps de sa femme, toujours juvénile, presque adolescent : les jambes lisses et souples, les petits seins haut perchés, la cascade de cheveux dorés et cet étroit petit triangle moelleux, doré lui aussi, à la base de son ventre. Corps familier et donc sans surprises, mais toujours attrayant, toujours chéri et pourtant si souvent trahi. Anse n’avait jamais pu comprendre ce qui le poussait à la tromper à répétition avec ces femmes de moindre valeur. Il n’avait pas non plus vraiment cessé d’en éprouver périodiquement le besoin.

Un défaut dans les gènes familiaux, supposait-il. Une dislocation de la vertu de fer des Carmichael. Le sang qui finit par s’épuiser après toutes ces générations de robustes Américains de haute moralité, hyper patriotiques et craignant Dieu.

Anse ne croyait pas pour autant que son père soit une sorte de saint homme, lui ou tout autre membre de la longue lignée des vertueux Carmichael qui l’avaient précédé dans les brumes du passé, mais il ne pouvait s’imaginer que le Colonel ait trompé sa femme ou en ait eu seulement envie. Qu’il ait bricolé quelque prétexte plausible pour échapper à une mission dangereuse ou désagréable. Ou porté un joint à ses lèvres pour en tirer une bonne taffe, histoire de tuer le temps dans une morne soirée à Saigon. Ou dévié en quelque manière que ce soit du droit chemin tel qu’il l’entendait. Anse ne pouvait à vrai dire même pas imaginer le vieil homme en train d’entrer sur la pointe des pieds dans la chambre de sa jeune et mignonne Peggy pour se payer une tranche de bon temps sur le tard.

Bon, fumer un joint, à la rigueur. Vu que c’étaient les années 70, et le Viêt-nam. Mais le reste, pas question. Le Colonel était avant tout un homme de discipline. Il devait être comme ça depuis le berceau. Tout le contraire d’Anse, dont la vie avait été une lutte constante entre les choses qu’il voulait faire et celles qu’il devait faire ; sans aller jusqu’à se considérer comme une honteuse exception aux farouches traditions familiales, il savait qu’il s’était écarté du droit chemin de la vertu plus souvent qu’il n’aurait dû et qu’il récidiverait sûrement. Selon toute probabilité, son père le savait aussi, mais sans se douter de l’ampleur exacte de ses péchés, oh non, surtout pas !

Pour Anse, la circonstance atténuante dans toute cette auto-flagellation se résumait au fait qu’il était loin d’être le seul membre de la famille à s’écarter un tant soit peu de la perfection. Dans la génération du Colonel, il y avait eu Mike, l’oncle ombrageux et irascible d’Anse ; certes, il avait obligeamment passé quelque temps dans l’armée, puis s’était tout aussi obligeamment porté vers ce bénévolat de soldat du feu qui avait fini par le tuer, mais il avait par ailleurs mené une vie de reclus ô combien étrange et irrégulière pour épouser finalement cette bizarre créature de Los Angeles, cette délirante fabricante de bijoux que le Colonel avait tant détestée. Les propres frères et sœurs d’Anse n’étaient pas tous blancs comme neige : Rosalie, par exemple, dont l’adolescence n’avait été qu’une longue partouze secrète qui aurait fait mourir le vieil homme d’apoplexie s’il en avait eu vent, même si elle s’était acheté une conduite depuis. Ou son frère Ronnie… Son frère Ronnie… ah oui, parlons-en de celui-là !

« Nous sommes tous invités au ranch pour les vacances », avait dit Anse à Ronnie deux semaines plus tôt, dans le grand Sud californien où résidaient les trois enfants du Colonel. « Rosalie et Doug, Paul et Helena, Carole, moi et les gosses. Et toi. »

Ronnie était celui qui habitait le plus au sud, à La Jolla, juste à la périphérie de San Diego. Anse s’était déplacé pour lui transmettre l’invitation en personne. La Jolla était jadis à une heure de voiture de Costa Mesa par San Diego Freeway, mais ce n’était plus un trajet facile ni sans danger. Son frère menait une vie active de célibataire dans une des copropriétés du front de mer : murs rosés, épaisses moquettes, sauna et bain à remous, grandes baies panoramiques – un appartement d’un million de dollars acheté avec les bénéfices de quelque louche opération d’avant la Conquête dont Anse n’avait jamais rien cherché à savoir. Moins il en savait sur l’existence quotidienne de son cadet, mieux il se portait : telle était depuis longtemps sa devise.

Dans la rue de Ronnie, côté intérieur des terres, quelques maisons n’étaient plus qu’amoncellements de décombres noircis. Détruites pendant les Troubles, elles n’avaient jamais été reconstruites. En revanche, la demeure de Ronnie avait l’air intacte. Encore un exemple de sa bonne fortune.

« Moi ? » s’était écrié Ronald Carmichael en levant les mains avec cette fausse modestie qui lui était familière. Son visage déjà rougeaud prit des couleurs. C’était un blond solidement bâti qui semblait menacé par un embonpoint imminent, alors qu’il avait le muscle on ne peut plus ferme. « Tu plaisantes ou quoi ? Ça fait cinq ans que j’ai pas échangé un mot avec lui !

— Tu es invité quand même. C’est ton père, il te dit de venir pour Noël, et cette année, il y a mis un peu plus d’énergie. Je ne sais pas pourquoi, mais il a donné l’impression que c’était urgent. Tu ne peux pas dire non.

— Bien sûr que si. À l’époque, il m’a très bien fait comprendre qu’il ne voulait plus avoir affaire à moi, et je m’en suis accommodé. Depuis, on s’entend très bien l’un sans l’autre et je ne vois aucune raison de changer ça.

— Moi, si. Cette année, il y a manifestement quelque chose dans l’air. Il a dit que tu étais sur la liste des invités, alors, mon pote, cette fois, tu vas là-haut. Pas question de te laisser lui renvoyer son invitation à la figure. »

Mais il n’y avait pas eu d’invitation, n’est-ce pas ? Pas directement, non. Le vieux avait demandé à Anse de faire le sale boulot à sa place. Et Ronnie de s’empresser d’en tirer avantage. « Écoute, Anse, il n’a qu’à me causer directement s’il tient tant à me faire venir là-haut.

— C’est beaucoup lui demander, Ronnie. Il ne peut pas condescendre à ça, pas encore, pas après tout ce qui s’est passé entre vous. Mais il veut que tu viennes, autant que je sache. C’est sa manière à lui de faire la paix. Je crois que tu devrais y aller. En fait, je tiens à ce que tu y ailles.

— Qu’est-ce qu’il veut que je foute là-haut ? Et toi ? Manifestement, il me méprise toujours. Tu sais qu’il me prend pour un minable, un escroc.

— Ah bon ? C’est pas vrai ?

— Très drôle, Anse.

— Cette année, il te laissera tranquille. Je te le promets.

— Tu parles ! Écoute, Anse, tu sais foutrement bien que si je me pointe, ça va encore faire des étincelles. Je vais gâcher le Noël de tout le monde.

— Ronnie…