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— Non.

— Si », fit sèchement Anse. Les yeux dans les yeux de son frère, ces yeux rusés, sournois, d’un bleu Carmichael intense, il imita la voix tranchante du Colonel dans son meilleur style « conseil de guerre ». « Je l’informe sur-le-champ de ton acceptation. Tu y seras, c’est tout.

— Hé, attends, Anse…

— Mission accomplie, mon petit bonhomme. Rompez. Tu fais ce que tu veux, mais magne-toi le cul pour arriver à Santa Barbara l’après-midi du 23 décembre au plus tard. »

II avait dégusté ses propres paroles, plombées à souhait de raideur militaire. De son côté, Ron avait haussé les épaules et souri de tout son charme patelin, puis il avait hoché la tête et lui avait dit qu’il étudierait soigneusement la question. Ce qui était, évidemment, sa manière habituelle de dire non. Anse ne s’attendait pas plus à ce que Ron fasse une apparition au ranch qu’il ne se s’attendait à voir les Entités plier bagages et rentrer chez Elles le lendemain en manière de cadeau de Noël aux peuples assiégés de la Terre. Il savait quel homme était son frère. Dans la famille, c’était lui l’Étranger. Rien de Carmichael chez lui à part ces foutus yeux bleus.

Le Colonel voulait l’avoir au ranch pour Noël, Dieu seul savait pourquoi, et Anse avait donc obligeamment transmis son invitation. N’empêche qu’en son for intérieur il espérait que Ronnie reste chez lui. Ou se fasse kidnapper par une bande d’Entités en maraude, ce qui arrivait de temps en temps, passe les fêtes à bord de leur astronef et leur raconte la belle histoire du bébé dans la crèche. Car enfin, fallait-il vraiment que Ronnie vienne gâcher le Noël des autres ? Ron, la brebis galeuse qui avait depuis belle lurette quitté le troupeau. La pomme pourrie. La mauvaise graine.

Anse entendit claquer une portière de voiture au dehors. Carole l’entendit aussi. « Je crois que quelqu’un d’autre vient d’arriver », lança-t-elle depuis la salle de bains. Elle apparut dans l’embrasure, toute rosé et dorée, en train de se sécher avec une serviette. « Tu ne crois pas que c’est ton frère, hein ? »

Était-ce possible ? Le rejeton trouble et équivoque enfin réuni avec sa famille ? Mais non : en regardant du côté du parking dans la pénombre crépusculaire, Anse vit une femme descendre de voiture, suivie d’un homme corpulent à la démarche disgracieuse et d’un petit garçon grassouillet.

« Non, dit-il. C’est seulement Rosalie et Doug, avec Steve. » Moins de dix minutes plus tard, il vit une autre paire de phares sur la route de montagne en dessous du ranch. Ses cousins Paul et Helena, probablement, qui étaient censés venir ensemble de Newport Beach. Paul avait perdu sa femme lors des Troubles, et Helena son mari. Frère et sœur, ils avaient gravité l’un vers l’autre pour former une petite et solide unité sur fond de deuil. Mais non, nouvelle erreur : aux dernières lueurs du jour, Anse put constater qu’il s’agissait d’une petite voiture de sport et non de l’antique et énorme fourgonnette de Paul. C’était la voiture de son frère.

« Mon Dieu, haleta Anse. Je crois bien que c’est Ron ! »

Cette nuit-là, dans la belle ville de Prague – capitale de la République tchèque jusqu’au jour funeste, deux ans et deux mois plus tôt, où capitales et républiques avaient cessé d’avoir la moindre signification sur Terre, à présent site du centre nodal de communications pour les Entités qui occupaient l’Europe continentale –, le temps, à quelques jours de Noël, était très peu californien, même s’il restait assez agréable pour un milieu d’hiver à Prague. La température, qui s’était maintenue juste au-dessus de zéro toute la journée, commençait à glisser doucement dans la zone négative. Il avait neigé la veille, quoique pas très abondamment, et une grande partie de la cité était recouverte d’une mince pellicule blanche ; mais aujourd’hui l’air était tranquille et limpide, et, hormis le frémissement d’une infime brise s’élevant du fleuve qui traversait le coeur de la vieille ville, tout était calme.

Karl-Heinrich Borgmann, seize ans, fils d’un électrotechnicien allemand qui habitait à Prague depuis le milieu des années 1990, avançait rapidement dans la nuit tombante, à pas de velours, tel le matou en chasse qu’il s’imaginait être. En réalité, il n’avait pas grand-chose de félin : petit, replet, des pommettes saillantes dans un visage aplati, les poignets et les chevilles empâtés, les cheveux noirs et le teint basané, tout dans son apparence indiquait plutôt le Slave que le Teuton. Mais dans son esprit, il était chat et suivait en ce moment sa proie à la trace – la Suédoise Barbro Ekelund, la fille du professeur d’université dont il était secrètement, désespérément et follement amoureux depuis le moment, quatre mois plus tôt, où ils s’étaient rencontrés et avaient brièvement parlé dans un restaurant de la rue Parizskâ, près du vieux quartier juif.

Il la filait à vingt mètres de distance, les yeux obstinément fixés sur ses fesses bien moulées dans son jean. Aujourd’hui, pour la seconde fois depuis des mois, il allait enfin l’aborder, lui parler, l’inviter à passer un peu de temps avec lui. Il allait se l’offrir comme cadeau de Noël. Une fille rien que pour lui, enfin. Le commencement d’un nouveau départ dans sa vie.

Dans son imagination, il la voyait marcher nue dans la rue. Il distinguait avec une incandescente netteté les deux globes blancs, lisses et charnus qui s’épanouissaient brusquement à partir de sa taille étroite. Il voyait tout. Le dos svelte et pâle qui n’en finissait pas de prolonger sa croupe, avec, parfaitement visible, la mince ligne sombre de sa colonne vertébrale. Les délicats contours de ses omoplates. Ses bras longs et minces. Ses jambes étonnamment fuselées, si déliées qu’elles ne se touchaient pas au niveau des cuisses comme chez toutes les Tchèques, mais laissaient une zone libre ininterrompue depuis les genoux jusqu’au bas des reins.

Il pouvait la faire pivoter pour la voir de face, s’il le voulait, en lui imprimant une rotation de cent quatre-vingts degrés aussi facilement qu’il pouvait faire basculer une image sur l’écran de son ordinateur en deux frappes au clavier. Il la retourna donc. Il voyait à présent ses seins ronds, mûrs, aux pointes rosés, si incongrûment pleins et lourds sur sa silhouette mince et longiligne, la longue et profonde entaille de son nombril encadrée à droite et à gauche par la saillie de ses hanches, le croissant d’une tache de vin juste à côté et, plus bas, la dense et mystérieuse jungle pubienne, sombre contre toute attente dans toute cette nordique blondeur. Il l’imagina debout, entièrement nue, au coin de la rue poudrée de neige, en train de lui sourire, de lui faire signe, de l’appeler par son nom d’une voix vibrante d’excitation. En fait, Karl-Heinrich n’avait jamais contemplé la nudité de Barbro Ekelund ni celle d’aucune autre jeune fille. Pas de ses propres yeux, en tout cas. En revanche, après maints tâtonnements, il avait réussi à attacher un objectif-espion microscopique au bout d’un tube métallique fin comme un cathéter et, en l’insérant dans la gaine de la principale conduite de données de l’immeuble de Barbro Ekelund, à le faire remonter depuis le sous-sol jusque dans la chambre même de la jeune fille. Karl-Heinrich était très compétent dans l’élaboration de ce genre de systèmes. L’œil électronique captait de temps à autre de brefs et délicieux aperçus de Barbro Ekelund nue se levant de son lit, évoluant dans sa chambre, s’adonnant à sa gymnastique matinale, cherchant dans son armoire les vêtements qu’elle avait l’intention de porter pendant la journée. Le mouchard transmettait ces visions fugitives à l’antenne installée au sommet de la poste principale, qui les renvoyait sur la BAL personnelle de Karl-Heinrich, d’où il pouvait les récupérer en cliquant dans la case appropriée.

Karl-Heinrich venait de passer deux mois à assembler, lisser et retoucher sa collection d’images de Barbro, si bien qu’il disposait maintenant d’un élégant vidéoclip d’elle vue sous tous les angles, en train de se tourner, de tendre les bras, de s’étirer, de s’exhiber pour lui sans le savoir, avec une candeur absolue. Il ne se lassait pas de le regarder.