Et puis…
Faire en sorte qu’ils me la donnent comme esclave.
Oui. Oui.
Oui.
« Tu vas pas déconner avec lui, hein, Ronnie ? dit Anse. Tu me le promets. Promets-moi de pas faire le moindre truc tordu pour gâcher le Noël du vieux.
— C’est promis-juré-craché, lui assura Ron. Je n’ai pas la moindre envie de le contrarier. Mais ça dépend entièrement de lui. Espérons qu’il n’ouvrira pas les hostilités. S’il me laisse peinard, je ne vais pas me disputer avec lui. Mais n’oublie pas que c’était ton idée, que je vienne ici. » Seulement vêtu d’une serviette de bain nouée à la taille, il se démenait dans la chambre, déballant et disposant ses effets avec un soin maniaque – ses chemises, chaussettes, ceintures et pantalons. Ron était un homme très soigneux, songea Anse. Et même un peu efféminé. « Son idée à lui, rectifia Anse.
— C’est pareil. Vous êtes du même sang, toi et lui.
— Et toi aussi. Garde ça présent à l’esprit, c’est tout ce que je te demande, vu ? »
Ils avaient quatre ans de différence et ne s’étaient jamais beaucoup aimés, même si l’animosité qui crépitait entre eux n’avait rien à voir avec celle qui existait entre Ronnie et son père. Pendant leur enfance, Anse n’appréciait guère l’habitude qu’avait Ronnie de lui emprunter des choses sans daigner les lui demander – tennis, joints, petites amies, voitures, alcool, etc., etc., etc. – mais il n’avait jamais condamné les manières négligemment rebelles de son frère avec la hauteur méprisante dont le Colonel avait fait preuve.
« Tu es son fils et il t’aime, malgré tout ce qu’il a pu y avoir entre vous au fil des ans. Bref, c’est Noël, toute la famille est réunie, et je ne veux pas que tu fasses un esclandre. »
Ronnie le regarda par-dessus son épaule musclée. « Ça suffit comme ça, Anse. Je t’ai dit que j’allais bien me tenir. D’accord, frangin ? On peut en rester là ? » II choisit une chemise parmi la douzaine, sinon plus, qu’il avait apportées, la déplia, pinça le tissu entre deux doigts d’un air pensif, secoua la tête, en choisit une autre dans la pile, la déboutonna avec une précision affolante et commença à la passer. « Tu sais au moins pourquoi il nous veut tous ici, Anse ? À part que c’est Noël ? – Noël n’est pas une raison suffisante ?
— Quand tu es descendu me voir à La Jolla, tu m’as dit qu’à ton avis, il y avait quelque chose dans l’air, qu’il était important que je vienne. Tu as même dit que c’était urgent.
— Exact. Mais je n’ai aucune idée de ce que c’est.
— Ça serait pas qu’il est malade ? Quelque chose de vraiment sérieux ? »
Anse secoua la tête. « Je ne crois pas. Il m’a l’air en excellente santé. Un peu usé, c’est tout. Il bosse trop. Il est censé être à la retraite, mais en fait il s’est plus ou moins impliqué dans le gouvernement, tu sais. Enfin, ce qui passe maintenant pour un gouvernement. Ils l’ont tiré de la retraite après la Conquête, ou c’est lui qui s’en est sorti. Il ne me donne pas de détails, mais il m’a raconté qu’il a récemment conduit une délégation auprès des Entités dans une tentative pour ouvrir des négociations avec Elles. »
Ronnie ouvrit de grands yeux. « Sans blague ? Continue, tu m’intéresses.
— C’est tout ce que je sais.
— Fascinant. Fascinant. »
Ronnie se débarrassa de sa serviette, enfila un caleçon, se mit en devoir de choisir le pantalon idéal pour la soirée. Il en rejeta un, deux, trois et en examinait un quatrième d’un air interrogateur en tortillant les bouts de sa moustache blonde lorsqu’Anse, qui commençait déjà à perdre la très petite quantité de patience qu’il consentait à son frère, dit : « Tu ne crois pas que tu pourrais te presser un peu, Ron ? Il est pratiquement sept heures. L’apéritif est prévu pour sept heures pile et il nous attend en ce moment même dans la salle de jeux. Tu sais qu’il aime qu’on soit ponctuel. Ou faut-il que je te le rappelle ? »
Ronnie rit doucement. « Je te fais vraiment chier, hein, Anse ?
— Quiconque passe un quart d’heure à choisir une chemise et un pantalon pour un simple dîner de famille me ferait chier.
— Ça fait cinq ans qu’on s’est pas vus, lui et moi. Je veux me faire beau pour lui.
— Très bien. Très bien.
— Autre chose, reprit Ronnie en enfilant enfin un pantalon. Qui est la femme qui m’a montré ma chambre ? Elle a dit qu’elle s’appelait Peggy. »
II y eut soudain dans les yeux de son frère une lueur qui déplut à Anse.
« Sa secrétaire. Elle est de Los Angeles, mais il a fait sa connaissance à Washington quand il est retourné là-bas pour une réunion au Pentagone juste après l’invasion. En fait, elle avait été capturée par les Entités le premier jour, dans ce centre commercial, comme Cindy, et elle était à Washington pour raconter ce qu’elle avait vu aux chefs des états-majors. D’ailleurs, elle a rencontré Cindy quand elle était à bord de l’astronef extraterrestre.
— Le monde est petit.
— Très. Peggy dit qu’à son avis Cindy était complètement cinglée.
— Difficile de la contredire. Et Peggy et le Colonel… ?
— Le Colonel avait besoin de quelqu’un pour l’aider à s’occuper du ranch, elle lui a fait bonne impression et ne semblait pas avoir d’attaches à L.A., alors il lui a demandé de venir ici. C’est tout ce que je sais d’elle.
— Une femme très séduisante, non ? »
Anse laissa ses yeux se fermer un instant, inspira à fond et expira lentement.
« Lui tourne pas autour, Ron.
— Bon Dieu, Anse ! J’ai fait une remarque innocente, c’est tout !
— La dernière remarque innocente que tu as faite, c’est “arheu-arheu”, et tu avais sept mois.
— Anse…
— Tu sais très bien de quoi je parle. Laisse-la tranquille. » Une lueur d’incrédulité passa dans le regard de Ronnie. « Tu es en train de me dire qu’elle et le Colonel… que lui… qu’elle et lui…
— J’en sais rien. J’aimerais le croire, mais j’en doute fort.
— S’il n’y a rien entre eux, alors, s’il se trouve que je sois seul ici ce week-end, et qu’elle soit célibataire et libre comme l’air…
— Elle est importante pour le Colonel. Elle maintient le ranch en état de marche, et son propriétaire par la même occasion, ce me semble. Je sais que tu es expert dans l’art de faire tourner la tête aux femmes, et je ne veux pas que tu essaies tes talents sur elle.
— Va te faire foutre, Anse. » Le ton était parfaitement calme, presque amical.
« Et toi aussi, frangin. Maintenant, si tu veux bien mettre tes chaussures, on va pouvoir descendre trinquer avec notre père, le seul, l’unique. »
En une heure, le foyer de la tension était insensiblement passé de la tête du Colonel à sa poitrine, puis à son ventre, et se concentrait maintenant autour de la section inférieure de son abdomen tel un cercle de fer chauffé à blanc. Au cours de toutes les années qu’il avait passées au Viêt-nam, il n’avait jamais ressenti un malaise aussi profond, à la limite de la peur, qu’en ce moment où il attendait de revoir son dernier-né.
Mais à la guerre, songea-t-il, on n’a besoin que de se soucier si l’ennemi va vous tuer ou non, et l’intelligence et la chance aidant, on peut en général y échapper. Dans le cas présent, toutefois, l’ennemi était lui-même et il s’agissait de conserver son sang-froid. Il lui fallait se retenir quoi qu’il arrive, se garder de se déchaîner contre le fils qui l’avait si cruellement déçu. C’était Noël. Il n’osait pas troubler cette fête de famille et craignait précisément d’en arriver là. Le Colonel n’avait jamais tellement eu peur de la mort ni de quoi que ce soit, mais là, il avait peur de libérer toute la colère accumulée dans son coeur dès qu’il verrait Ronnie – et de tout gâcher.