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Il ne se produisit rien de tel. Anse entra dans la pièce, Ronnie sur ses talons ; et le Colonel, qui se tenait devant le buffet avec Rosalie d’un côté et Peggy de l’autre, sentit son coeur fondre instantanément en le voyant enfin, ici, dans sa propre maison, ce deuxième fils blond aux joues rosés, solide comme un roc. Son problème n’était plus de maîtriser sa colère, mais de retenir ses larmes.

Tout allait bien se passer, songea le Colonel, soulagé jusqu’au vertige. La voix du sang parlait plus haut, même aujourd’hui.

« Ronnie, Ronnie, mon petit…

— Dis donc, p’pa, t’as l’air en pleine forme ! Après tout ce temps.

— Toi aussi. Tu as pris quelques kilos, non ? Mais tu as toujours été le bambin joufflu de la famille, quoique tu ne sois plus un bambin.

— J’aurai trente-neuf ans le mois prochain. Plus qu’un an avant d’être classé dans les antiquités. Oh, papa… papa… ça fait un sacré bail… »

Soudain, ils furent dans les bras l’un de l’autre – grosse étreinte pagailleuse ; Ronnie tapait joyeusement dans le dos du Colonel qui lui écrasait chaleureusement la cage thoracique. Puis ils se séparèrent. Le Colonel pour préparer les boissons : le double scotch bien tassé qu’affectionnait Ronnie et un sherry pour Anse, qui ne buvait jamais rien de plus fort ces temps-ci. Ronnie pour faire le tour de la pièce en donnant l’accolade à tout le monde, d’abord à sa sœur Rosalie, puis à Carole, puis à son ombrageuse cousine Helena et au frère d’icelle, le placide Paul ; ensuite, grand bonjour pour ce lourdaud de Doug Gannett, le mari de Rosalie, et pour leur fils obèse, Steve le boutonneux ; enfin, hurlement de joie à l’adresse des enfants d’Anse, qu’il souleva tous les trois à la fois, les jumeaux et Jill…

Oh, comme il était malin, ce Ronnie, pensa le Colonel. Un vrai charmeur. Il coupa net cette pensée avant qu’elle ne se ramifie, car il savait qu’elle ne l’amènerait à rien de bon.

Ronnie était en train de se présenter à Peggy Gabrielson, qui avait l’air un peu troublée – peut-être un effet de l’enjôleur charisme préliminaire dont l’enveloppait le magnétique Ronnie, ou peut-être parce qu’elle savait qu’il était le paria de la famille, ce personnage louche et sans scrupules dont le Colonel n’avait rien voulu savoir pendant des années, mais qui, pour une mystérieuse raison, était à nouveau accepté au sein de la tribu.

Lorsque les boissons furent servies, le Colonel déclara d’une voix de stentor : « Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous ai tous convoqués ici. Il se trouve que j’ai un emploi du temps très rempli pour les jours à venir, qui exige de manger et de boire en quantité et aussi de débattre de Questions Très Sérieuses. » II s’assura que tous avaient perçu les majuscules. « Les libations sont prévues pour… » II s’arrêta théâtralement et fit jaillir son poignet de sa manche pour mettre à jour sa montre-bracelet. « Dix-neuf” heures précises. Maintenant, donc. En prélude au dîner ; la Très Sérieuse Discussion aura lieu demain ou après-demain. » II leva son verre. « Donc, joyeux Noël à tous ! Tous les gens que j’aime en ce pauvre monde meurtri sont là devant moi. C’est prodigieux. Absolument prodigieux… Je ne deviens pas trop sentimental avec l’âge, j’espère ? »

Tous convinrent qu’il avait bien le droit d’être trop sentimental ce soir-là. Ils ignoraient seulement, contrairement à lui, que l’essentiel de cette sentimentalité n’était guère plus qu’une manouvre de diversion. Tout comme la réconciliation avec Ronnie. Le Colonel leur réservait une surprise.

Il fit le tour de la pièce dans le sens des aiguilles d’une montre, s’entretenant quelque temps avec chaque invité tandis que Ronnie tournait dans l’autre sens, et le père et le fils finirent par se retrouver face à face. Le Colonel aperçut Anse qui observait la scène de loin, d’un air protecteur, à croire qu’il évaluait le mérite qu’il aurait à venir s’interposer entre eux ; mais le Colonel secoua la tête presque imperceptiblement et Anse recula.

D’une voix tranquille, le Colonel dit à Ronnie : « Je suis formidablement heureux que tu sois venu ce soir, fiston. Je le dis comme je le pense.

— Je suis heureux moi aussi. Je sais qu’il y a eu des problèmes entre nous…

— Oublie-les. Comme moi. Avec le monde dans le pétrin où il se trouve, nous ne pouvons nous payer le luxe de prolonger des querelles entre gens du même sang. Tu as fait pour ta vie certains choix qui n’étaient pas ceux que j’aurais voulu que tu fasses. Soit. Il y a de nouveaux choix à faire à présent. Les Entités ont tout changé, tu vois ce que je veux dire ? Elles ont changé l’avenir et Elles ont foutrement bien effacé le passé.

— Tôt ou tard, on va bien trouver un moyen de s’en débarrasser, pas vrai, p’pa ?

— Tu crois ? J’ai des doutes.

— Est-ce une trace de défaitisme que je détecte dans ta voix ?

— Appelle ça du réalisme, peut-être.

— Et c’est le colonel Anson Carmichael III qui tient des propos pareils ? Incroyable.

— À vrai dire, rétorqua le Colonel en souriant obliquement, je suis à présent général. Dans l’Armée de libération californienne, dont peu de gens connaissent l’existence et dont je ne vais pas débattre avec toi maintenant. Mais je me considère toujours comme un colonel et tu peux faire de même.

— On m’a dit que tu es allé voir les Entités dans leur repaire pour leur causer face à face. Façon de parler. Elles n’ont pas vraiment de visage, n’est-ce pas ? Mais tu y es allé, tu les as regardées dans les yeux, tu leur as passé un savon. C’est bien vrai, p’pa ?

— Plus ou moins. Plutôt moins que plus.

— Tu me racontes ?

— Non, pas tout de suite. C’était désagréable. Et je veux que cette soirée et le reste de la semaine soient tout sauf désagréables. Oh, Ronnie, Ronnie, vilain garnement, crapule, canaille… oh, que je suis heureux de te voir ici… »

La rencontre entre le Colonel et les Étrangers n’avait pas été une partie de plaisir. Mais elle était nécessaire et avait été, d’une certaine manière, instructive.

Le Colonel n’avait jamais pu comprendre et encore moins accepter la déconcertante facilité avec laquelle toutes les institutions humaines s’étaient effondrées juste après l’arrivée des Entités. Tous ces instances gouvernementales, toutes ces lois et constitutions, toutes ces organisations militaires étroitement structurées, avec leurs codes complexes régissant services et prestations, s’étaient révélées, après des milliers d’années de civilisation, n’être rien de plus que des châteaux de cartes. Une brève rafale de vent extraterrestre, et les voilà balayées du jour au lendemain. Et les petits groupes ad hoc qui les avaient remplacées n’étaient rien de plus que des agrégats de bandits locaux d’un côté et de miliciens au sang chaud de l’autre. Ce n’était pas une forme de gouvernement mais une cousine germaine de l’anarchie. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi, nom de Dieu ? Cet état de choses découlait en partie de la spectaculaire rupture des communications électroniques et du chaos qui s’en était suivi. Ce qui était arrivé à l’empire romain en trois cents ans devait forcément se produire beaucoup plus vite dans un monde qui n’existait que par la transmission de données. Mais ce n’était pas une explication suffisante.

Il n’y avait pas eu d’attaque manifeste, ni même la moindre menace d’attaque. Les Entités, après tout, ne s’étaient pas mises à circuler quotidiennement à cheval au milieu des humains comme les guerriers de Sennachérib ou les hordes de Gengis Khan. Depuis le début, la plupart étaient restées emmurées dans leurs invulnérables astronefs sans émettre de déclarations ni formuler d’exigences. Elles y vaquaient à leurs tâches incompréhensibles et n’en sortaient que de temps à autre pour se promener avec nonchalance comme des touristes modérément curieux.