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Ou plus précisément, comme de hautains propriétaires inspectant les lieux qu’ils venaient d’acquérir. Des touristes auraient posé des questions, acheté des souvenirs, fait signe à des taxis. Mais les Entités ne posaient pas de questions ni ne prenaient de taxis et, quoique manifestant un certain intérêt pour les souvenirs, Elles emportaient carrément tout ce qui leur plaisait, là où Elles le trouvaient, sans procéder à la moindre transaction ni même à un semblant de demande de permission.

Et le monde était sans défense devant Elles. Tout ce qui était solide dans la civilisation humaine s’était délité en vertu de leur seule présence ici-bas, sur Terre, à croire qu’Elles émettaient à la ronde un signal ultrasonique inaudible doté du pouvoir de faire éclater toutes les structures humaines comme autant de verres en cristal.

Quel était le secret de leur pouvoir ? Le Colonel aurait bien voulu le savoir ; car on n’a pas la moindre chance de vaincre tant qu’on n’a même pas commencé à comprendre l’ennemi, et le vou le plus cher du Colonel était de voir le monde à nouveau libre avant la fin de ses jours. Il ne pouvait pas s’empêcher de le vouloir, même si c’était probablement une idée insensée. Elle était dans ses os, dans ses gènes.

Quand il eut enfin l’occasion d’aller dans le repaire même de l’ennemi et de le regarder au fond de son œil jaune et scintillant, il n’hésita donc pas à en profiter aussitôt.

Personne ne pouvait vraiment dire par quels circuits l’invitation avait été acheminée. Les Entités ne parlaient pas aux êtres humains dans quelque langue de la Terre que ce soit ; à vrai dire, Elles ne parlaient pas du tout. Mais d’une manière ou d’une autre, leurs désirs étaient communiqués. Elles avaient donc exprimé le désir de faire venir deux ou trois Terriens intelligents et attentifs à bord de leur vaisseau amiral de Californie du sud, histoire de faire se rencontrer les esprits.

Le groupe officieux qui s’était baptisé Armée de libération californienne, et auquel appartenait le Colonel, avait exigé à maintes reprises des Entités basées à Los Angeles qu’Elles permettent à pareille délégation de négociateurs humains de venir à bord de leur vaisseau et de débattre de la signification et du but de leur visite sur Terre. Ces demandes étaient restées sans réponse. Les Entités n’y avaient pas prêté la moindre attention. C’était comme si les fourmis essayaient de négocier avec le fermier qui avait nettoyé leur fourmilière au jet. Comme si les moutons essayaient de négocier avec le tondeur, les chevaux avec l’équarrisseur. La partie adverse ne semblait pas avoir remarqué qu’on lui eût demandé quoi que ce soit.

C’est alors que, contre toute attente, les Entités donnèrent l’impression de s’apercevoir de quelque chose. Leur démarche était tout ce qu’il y a de plus indirect. Elle commença par la mise en ouvre du procédé de contrainte télépathique qu’on avait fini par appeler la Pression à l’encontre des porteurs d’une pétition similaire présentée aux Entités de Londres ; c’avait été une Pression assez complexe qui semblait en quelque sorte tirer tout en repoussant. Dans les milieux de la Résistance, on entreprit d’analyser ce que les Entités avaient voulu tenter d’accomplir en Pressant de la sorte sur les gens de Londres ; et on finit par se persuader plus ou moins confusément que les envahisseurs avaient ainsi fait savoir qu’ils étaient disposés à recevoir une telle délégation, limitée à trois personnes. Mais en Californie, pas à Londres.

Ce qui pouvait, bien sûr, être une erreur d’interprétation de bout en bout. Toute la théorie était conjecturale. Rien d’explicite n’avait été formulé. C’était là un processus impliquant des actions et des réactions, des forces puissantes mais informelles opérant d’une manière que l’on pouvait traduire de telle ou telle façon – et que l’on avait traduite ainsi. Les astronomes n’avaient-ils pas découvert des planètes du système solaire totalement insoupçonnées en étudiant des actions et réactions cosmiques de cette sorte ? Les résistants de Californie décidèrent qu’il valait la peine de parier sur l’espoir d’une interprétation correcte des manouvres de Londres et d’envoyer une délégation sur cette base.

L’Armée de libération choisit donc Joshua Leonards pour sa sagesse anthropologique, Peter Carlyle-Macavoy pour son bon sens et ses intuitions scientifiques et le colonel en retraite Anson Car-michael III pour un nombre de raisons non spécifiées. Et par un doux matin d’automne, le Colonel se retrouva avec les deux autres devant la masse grise et effilée du vaisseau des Entités qui, deux ans plus tôt, avait tout déclenché avec son atterrissage incandescent dans la vallée de San Fernando – autant dire avec les deux seuls vestiges dans la vie du Colonel, Peggy Gabrielson exceptée, de cette réunion grandiose, aussi ambitieuse qu’absolument futile (« Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? ») au lendemain de l’invasion.

« C’est un piège ? demanda Leonards. J’ai appris ce matin que le mois dernier, à Budapest, ils ont laissé monter cinq personnes à bord d’un vaisseau. Elles ne sont jamais ressorties.

— Êtes-vous en train de dire que vous voulez vous défiler ? » rétorqua Peter Carlyle-Macavoy en toisant de toute sa hauteur, presque avec dégoût, l’anthropologiste replet.

« S’ils ne nous laissent pas ressortir, nous pouvons les étudier de l’intérieur tandis qu’ils nous étudient, dit Leonards. Je n’ai rien contre.

— Et vous, colonel ? »

Rictus de celui-ci. « Je n’aimerais sûrement pas passer le reste de ma vie à bord de ce vaisseau. Mais j’aimerais encore moins le passer en sachant que j’aurais pu y aller et que j’ai dit non. »

II y avait toujours, songea-t-il, la bizarre possibilité d’être finalement expédié sur la planète d’origine des Entités, comme son ex-belle-sœur Cindy était censée l’avoir été. Ce serait certes insolite de finir ses jours dans un camp de prisonniers sur quelque délirante planète inconnue, soumis en permanence à des interrogatoires télépathiques par des calmars de cinq mètres de haut. Eh bien, c’était un risque à prendre.

L’imposante écoutille qui se découpait sur le flanc de l’immense astronef étincelant s’ouvrit ; le panneau glissa d’environ six mètres vers le bas sur un rail invisible pour se transformer en une plate-forme sur laquelle ils pouvaient se tenir debout tous les trois. Leonards fut le premier à y prendre place, suivi de Carlyle-Macavoy, puis du Colonel. Dès que le dernier des trois hommes fut monté, la plate-forme s’éleva silencieusement jusqu’au niveau de l’espèce de caverne qui donnait accès au vaisseau. Ils furent éblouis par la clarté qui se déversait de l’intérieur.

« Allons-y, dit Leonards. Les trois mousquetaires. »

À cet instant, l’esprit du Colonel était rempli des questions qu’il espérait pouvoir poser. Toutes étaient des variations sur le thème D’où venez-vous, pourquoi êtes-vous ici et qu’avez-vous l’intention défaire de nous ? mais formulées en un assortiment de conceptuali-sations à peine moins directes. Par exemple : Les Entités étaient-Elles les représentants d’une confédération galactique de planètes ? Si oui, la Terre pourrait-elle être admise dans cette confédération, soit maintenant, soit dans un avenir plus ou moins proche ? Et pour l’heure, les Entités avaient-Elles l’intention de travailler à une communication plus constructive entre Elles et les humains ? Comprenaient-Elles que leur présence ici et leur ingérence dans les institutions humaines et le fonctionnement de la vie économique humaine avaient causé un préjudice énorme aux habitants d’un monde paisible et qui s’estimait civilisé ? Et ainsi de suite : des questions qu’en d’autres temps il n’aurait jamais, au grand jamais imaginé poser ou avoir besoin de poser.