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Fin de l’épisode. Le Colonel était heureux de s’en être sorti en gardant intactes, jusqu’à preuve du contraire, sa santé mentale et sa liberté de penser. Et la rencontre avait été riche d’enseignements, en un certain sens. Plus clairement que jamais, il voyait que les Entités pouvaient faire ce qu’Elles voulaient des humains ; qu’Elles disposaient de pouvoirs tellement démesurés qu’on ne pouvait même pas les décrire, sans parler de les comprendre et, à plus forte raison, de s’y opposer. Ce serait de la folie pure, songea le Colonel, que de s’attaquer à des créatures pareilles.

Et pourtant, tout son être se refusait à accepter cette idée.

Il portait encore en lui, enchâssée dans sa conviction que toute résistance était sans espoir, une mauvaise grâce congénitale à accepter la servitude éternelle de l’humanité. Malgré tout ce qu’il venait d’éprouver, il avait l’intention de poursuivre la lutte, de quelque manière que ce soit. La conscience qu’il avait de l’absolue suprématie des forces ennemies et son désir de les vaincre tout de même étaient des concepts antagonistes. Le Colonel se retrouvait déchiré par cette insoluble incompatibilité. Et savait qu’il devrait le demeurer jusqu’à la fin de ses jours, niant à jamais en son for intérieur une évidence dont l’irréfutabilité ne faisait aucun doute.

Ronnie et Peggy se tenaient côte à côte au bord du patio dallé, tournés vers l’extérieur, le regard plongeant dans le canyon boisé qui conduisait à la ville de Santa Barbara. Il était presque minuit, la nuit était claire, le ciel rempli d’étoiles. Le dîner était depuis longtemps terminé, les autres convives étaient allés se coucher ; elle et lui, les derniers à rester debout, étaient sortis sans avoir eu besoin d’en émettre explicitement le vou. Elle se tenait à présent très près de lui, le touchant presque, mais pas tout à fait, le front à peine à la hauteur de l’aisselle de son compagnon.

L’air était limpide et d’une douceur irréelle, même pour un décembre de Californie du sud, comme si le clair de lune argenté baignait le paysage dans sa mystérieuse tiédeur. Une lueur violet foncé signalait les toits rouges de la petite ville très loin en contrebas. Une légère brise soufflait de la mer, présageant peut-être de la pluie pour le lendemain ou le surlendemain.

Ils restèrent un instant silencieux. C’était très agréable, songea-t-il, d’être près de cette jolie femme, petite et élancée, dans la paix et le calme de la douce nuit d’hiver.

Il savait que s’il disait quoi que ce soit, il retomberait automatiquement dans le type de jeux séducteurs et manipulateurs auxquels il se livrait chaque fois qu’il rencontrait une nouvelle femme séduisante. Il ne voulait pas de cela avec elle, sans savoir exactement pourquoi. Alors il garda le silence. Elle aussi. Elle avait l’air de s’attendre à ce qu’il prenne quelque initiative, mais il n’en fut rien, ce qui parut la plonger dans la perplexité. Lui aussi était perplexe, mais il laissa le silence se prolonger.

Puis elle dit, comme si, incapable de laisser cette pause durer un instant de plus, elle cherchait un prétexte et trouvait l’ouverture la plus évidente : « J’ai cru comprendre que vous êtes pour ainsi dire le polisson de la famille.

— Je l’ai été, je suppose, admit Ronnie en riant. Au moins pour mon père. Je ne me suis jamais considéré comme un mauvais garçon, plutôt comme un opportuniste, je crois. Et questions affaires, certaines combines dans lesquelles j’ai marché n’étaient pas… disons, tout à fait honnêtes. Pour le Colonel, elles avaient un certain côté contestable. Pour moi, c’étaient des transactions comme les autres. Mais le vrai problème, ce qu’il a essentiellement à me reprocher, c’est de n’être jamais entré dans l’armée ; à ses yeux, c’est un péché impardonnable pour un Carmichael. Même s’il donne l’impression de m’avoir pardonné.

— Il vous adore, dit Peggy. Il n’arrive pas à comprendre comment vous avez pu mal tourner.

— Moi non plus, voyez-vous. Mais pas pour la même raison. À mon humble avis, je me contentais de faire ce que je trouvais logique. Je n’ai pas eu que des bonnes idées, mais ça ne suffit pas à faire de moi un méchant, hein ? Bien sûr, Hitler aurait pu dire la même chose… Au fait… et si vous me parliez de vous ? D’accord ?

— Qu’est-ce que je peux vous raconter ? » Mais elle lui donna quand même quelques repères : son enfance dans la banlieue de Los Angeles, sa famille, le lycée, ses deux premiers boulots. Rien d’inhabituel ; rien sur sa vie intime. Aucune mention de son séjour à bord de l’astronef des Entités.

Elle était énergique, gaie, directe, très sympathique ; il n’y avait rien de compliqué chez elle. À présent, Ronnie comprenait pourquoi le Colonel lui avait demandé de vivre avec lui et de l’aider à s’occuper du ranch. D’ordinaire, toutefois, les penchants de Ronnie le portaient vers des femmes d’un style plus baroque. Il fut surpris de constater à quel point il la trouvait attirante. Il commençait à voir qu’il se laisser piéger plus profondément qu’il ne l’aurait voulu au départ. Il se passait quelque chose en lui, quelque chose d’étrange, voire d’inexplicable. Bah, un tas de choses inexplicables se baladaient dans la nature par les temps qui couraient.

« Vous avez été mariée ? demanda-t-il.

— Non. L’idée ne m’en est jamais venue. Et vous ?

— Deux fois à ce jour. Des erreurs de jeunesse dans les deux cas.

— Tout le monde peut se tromper.

— Je crois que j’ai quand même eu mon quota.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Plus de mariage, par exemple ?

— Plus de mariage à la manque. »

Elle ne réagit pas à cette réplique. Au bout d’un moment, elle déclara : « Belle nuit, n’est-ce pas ? »

Et c’était vrai. Une pleine lune resplendissante, des étoiles scintillantes, un air doux et embaumé. Quelque part, le chant des grillons. Le parfum des fleurs de gardénias flottant dans la brise. Peggy si près de lui, son petit corps sain à portée de sa main, la puissante attraction qu’il exerçait sur lui.

D’où provenait cette attraction qui semblait n’avoir aucun rapport avec les qualités réelles de cette femme ? Résidait-elle dans le fait que Peggy était une planète en orbite autour du soleil – le père de Ronnie – et qu’en prenant possession d’elle il s’attacherait plus fermement au Colonel, ce qui semblait maintenant avoir une certaine importance pour lui ? Il n’en savait rien. Il se refusait même à chercher une réponse. C’était là le secret de la réussite de Ronnie tout au long de sa vie : le refus de regarder de plus près ce qu’il savait ne pas avoir avantage à comprendre.

« Pas question d’avoir des Noëls blancs en Californie du sud, répondit-il après une courte pause, mais on peut fêter fort convenablement ceux auxquels ont est réduits.

— Vous savez que je n’ai jamais vu de neige ? Sauf au cinéma.

— Moi si. J’ai habité deux ans dans le Michigan, à l’époque de mon premier mariage. C’est très joli, la neige. On s’en lasse quand on vit avec tous les jours, mais c’est beau à regarder, surtout quand ça tombe. Tout le monde devrait voir ça une fois ou deux dans sa vie. Peut-être que les Entités vont s’arranger pour faire tomber la neige en Californie, histoire de nous montrer un nouveau truc.

— Vous y croyez sérieusement ?

— À vrai dire, non. Mais on ne sait jamais ce qu’Elles vont faire, n’est-ce pas ? »