Cela n’arriverait jamais. Jamais. Jamais, jamais, non, jamais. Ces images n’existaient que dans le délire apocalyptique du vieil homme. Probablement ses souvenirs du Viêt-nam qui lui remontaient une fois de plus à la tête.
Malgré tout, le temps de revenir du bord du patio à la porte de la maison, Anse fut surpris de découvrir qu’il avait finalement plus ou moins décidé de s’installer au ranch. Et une fois à l’intérieur, il découvrit aussi que tous les autres étaient parvenus à la même conclusion.
Noël, très tôt le matin. Le Colonel rêvait dans son lit. Très souvent, il rêvait de l’époque heureuse, juste après la guerre, où il avait enfin retrouvé sa famille – ses enfants autour de lui et sa femme dans son lit tous les soirs, dans la coquette maison qu’il louait au coeur d’une riante bourgade du Maryland. Et ce rêve revenait une fois de plus. Des jours bénis, du moins vus sous l’éclairage rosé du rêve. Il faisait son doctorat à Johns Hopkins, passait des journées entières à la bibliothèque, puis rentrait pour retrouver le robuste petit Anse, qui avait toujours dix ou onze ans dans ses rêves, Rosalie, jolie petite fille en jeans maculés, et Ron, pas plus de deux ans, mais ayant déjà cette lueur canaille dans le regard. Et le meilleur dans tout ça : Irène, encore en pleine santé, jeune, trente ans à peine et délicieuse à contempler, avec ses cuisses fermes et musclées, ses seins durs et haut perchés, sa longue et éblouissante crinière de cheveux dorés. Elle s’avançait maintenant vers lui, souriante, rayonnante, simplement vêtue d’un évanescent petit négligé couleur d’améthyste…
Mais, discipliné comme toujours, le Colonel ne dormait que d’un œil – habitude professionnelle acquise de longue date. Un doux chuintement musical se fit entendre à son chevet – le téléphone branché sur sa ligne personnelle – et, à la deuxième sonnerie, Irène et son négligé avaient disparu et le téléphone était dans sa main.
« Carmichael.
— Général Carmichael, ici Sam Bacon. » L’ancien chef de la majorité au Sénat, tennisman au remarquable jeu de jambes, à présent l’un des responsables civils les plus haut placés dans l’Armée de libération californienne. « Je suis désolé de vous réveiller de si bonne heure le jour de Noël, mais…
— Vous avez probablement de bonnes raisons pour ça, sénateur.
— Hélas, oui. On vient d’avoir des informations de Denver. Ils vont tenter leur coup au laser finalement.
— Ah, les connards, les sales fils de pute !
— Euh… oui. Oui, absolument. » Bacon semblait légèrement désorienté par ces épithètes pittoresques auxquelles le Colonel ne l’avait pas habitué. « Ils ont vu le rapport de Joshua Leonards, reprit-il, les commentaires de Peter aussi, et leur réaction, c’est de continuer quand même. Ils ont leur propre anthropologue – non, sociologue ; d’après lui, ne serait-ce que pour des raisons symboliques, il nous faut amorcer contre les Entités une contre-offensive quelconque, qui n’a de toute façon que trop tardé, et maintenant que nous avons réellement la possibilité de le faire…
— Folie symbolique, oui ! diagnostiqua le Colonel.
— Nous sommes tous d’accord là-dessus, mon général.
— Et c’est pour quand ?
— Ils sont assez cachottiers. Mais nous avons aussi intercepté sur le Réseau un message adressé par leur Q.G. du Colorado à leurs auxiliaires du Montana qui semble assez clairement indiquer que la frappe aura lieu le 1er ou le 2 janvier. Donc, dans sept jours environ.
— Merde, merde, merde.
— Nous avons déjà informé le Président, et il va envoyer un contrordre à Denver.
— Le Président, prononça le Colonel comme si c’était une obscénité de plus. Pourquoi ne pas avertir Dieu, tant qu’on y est ? Et le Pape. Et le professeur Einstein. Denver ne tiendra aucun compte de contrordres émanant de Washington. Washington, c’est de l’histoire ancienne. Je ne devrais pas être obligé de vous le rappeler, sénateur. Ce qu’il faut faire, c’est envoyer nous-mêmes quelqu’un à Denver et désarmer ce satané laser avant qu’ils puissent s’en servir.
— J’en conviens. Joshua et Peter aussi. Mais nous rencontrons une opposition sérieuse au sein même de notre groupe.
— Au motif qu’un acte de sabotage dirigé contre nos chers camarades du front de libération de Denver serait une trahison contre l’humanité en général, c’est ça ?
— Pas exactement, général Carmichael. L’opposition est motivée par des raisons strictement militaires, j’en ai peur. Le général Brackenbridge et le général Comstock estiment que la frappe laser de Denver est une bonne chose à tenter à l’heure actuelle.
— Seigneur Tout-Puissant ! Alors, je suis en minorité, Sam ?
— Je regrette d’avoir à vous dire que oui, mon général. » Le Colonel sentit son courage l’abandonner. Il avait redouté de voir les choses en arriver là.
Brackenbridge était quelqu’un de haut placé chez les Marines avant la Conquête. Comstock venait de la marine. Même un amiral pouvait être général dans l’Armée de libération californienne.
Ils étaient l’un comme l’autre beaucoup plus jeunes que le Colonel ; il n’avaient jamais eu la moindre expérience militaire, pas même une petite opération de police dans quelque jungle du Tiers-Monde. C’étaient des ronds-de-cuir tous les deux. Mais ils représentaient deux voix contre la sienne dans la direction militaire du comité exécutif.
Le Colonel s’était douté qu’ils allaient adopter la position qui était désormais la leur. Et les avait attaqués là-dessus.
Laissez-moi vous rappeler, avait-il dit, un épisode d’histoire militaire remarquablement ignoble. En Tchécoslovaquie, pendant la deuxième guerre mondiale, la résistance tchèque avait réussi à assassiner le commandant nazi local, un personnage particulièrement monstrueux du nom de Reinhard Heydrich. Sur quoi les Nazis ont rassemblé tous les habitants du village où la chose s’était passée, qui s’appelait Lidice, ont exécuté tous les hommes et envoyé femmes et enfants dans des camps de concentration où ils sont morts eux aussi. Vous ne croyez pas que la même chose risque de se passer, mais en vingt mille fois pire, si nous levons le petit doigt contre ces précieuses Entités ?
Ils l’avaient laissé parler jusqu’au bout, avec toute l’éloquence dont il était capable ; ça n’avait servi à rien.
« Quand le vote a-t-il eu lieu ? demanda-t-il.
— Il y a vingt minutes. J’ai pensé qu’il valait mieux vous prévenir immédiatement. »
Le Colonel aurait bien voulu se replonger doucement dans son rêve. Le 17, Brewster Drive, encore une fois ; la jeune Irène dans son négligé améthyste ; les bouts rosés et fermes des seins magnifiques qui finiraient par la tuer, clairement visibles sous l’étoffe légère. Mais rien de tout cela n’était disponible en ce moment.
Ce qui était disponible, en revanche, perché très haut au-dessus de la Terre sur une orbite géosynchrone, c’était un satellite militaire armé de lasers, vieux de trois ans, que les Entités avaient bizarrement oublié lorsqu’Elles avaient neutralisé les autres armes orbitales humaines, à moins qu’Elles n’en aient pas saisi la destination ou n’en aient tout simplement pas peur. Il pouvait diriger un faisceau à très haute énergie sur tout point de la Terre au-dessus duquel il se trouvait passer. Conçu, en cette lointaine et idyllique époque d’avant les Entités, pour être le policier global polyvalent des États-Unis, il était équipé de l’équivalent haute technologie d’une matraque à très long manche : la capacité de tracer, en guise d’avertissement, un sillon incandescent sur le territoire de tout pays minable dont le dictateur en carton-pâte serait sujet à un accès soudain de folie des grandeurs.