Le problème, c’était que le logiciel qui activait le rayon laser mortel dudit satellite avait été perdu pendant les Troubles et que l’engin restait perché là-haut en pure perte, à enchaîner inutilement orbite sur orbite.
Il y avait maintenant un gros problème de plus, à savoir que l’homologue de l’Armée de libération californienne au Colorado avait découvert une copie de sauvegarde du programme d’activa-tion et se proposait fièrement de lancer une attaque au laser contre le Q.G. des Entités à Denver.
Le Colonel savait ce qu’en seraient les conséquences. Et les redoutait.
« II n’y a donc aucun moyen, diplomatique ou autre, de les empêcher de lancer leur attaque ? demanda-t-il à l’ex-chef de la majorité sénatoriale.
— Apparemment non, mon général. »
Lidice, songea-t-il. C’est Lidice qui va recommencer.
« Les cons, dit tranquillement le Colonel. Bande de têtes brûlées à tendances suicidaires ! »
De l’autre côté de l’océan, en Angleterre, Noël était arrivé depuis longtemps.
Un enfant était né à Bethléem ce jour même quelque deux mille ans plus tôt, et deux mille ans plus tard, des enfants naissaient toujours à Noël dans le monde entier, bien que la coïncidence puisse être un handicap pour la mère et l’enfant, qui devaient affronter les risques généralement associés au surpeuplement des hôpitaux et à la réduction du personnel en cette période de l’année. Mais les conditions hospitalières en vigueur n’avaient guère d’importance pour la mère de l’enfant au père incertain et aux perspectives d’avenir plutôt sombres qui était sur le point de venir au monde en des circonstances malheureuses et pénibles, dans une réserve non chauffée au premier étage d’un modeste restaurant pakistanais prétentieusement nommé Khan’s Mogul Palace, à Salisbury, Angleterre, aux toutes premières heures du matin de ce troisième Noël après l’avènement des Entités.
Salisbury, agréable petite cité située au sud-ouest de Londres, est la ville principale du comté du Wiltshire. Elle se distingue par son charme médiéval relativement intact, sa gracieuse et imposante cathédrale du treizième siècle, et par la présence, à une douzaine de kilomètres, du célèbre ensemble mégalithique préhistorique connu sous le nom de Stonehenge. Stonehenge, dans l’obscurité précédant l’aube de ce jour de Noël, subissait un des événements les plus remarquables de son histoire et, malgré l’heure matinale (ou tardive), un grand nombre des habitants de Salisbury s’étaient déplacés pour assister au spectacle.
Mais pas Halim Khan, le propriétaire du Khan’s Mogul Palace, ni son épouse Aïcha, qui dormaient tous les deux dans leur lit, car ni l’un ni l’autre ne s’intéressait le moins du monde au monument païen qu’était Stonehenge et encore moins à l’étrange transformation qui l’affectait alors. Et certainement pas la fille de Halim, Yasmina Khan, dix-sept ans, qui avait froid, peur, et gisait à demi nue à même le sol de la réserve au premier étage du restaurant paternel ; cachée entre un énorme sac de lentilles et un sac encore plus énorme de farine, elle se tordait dans d’atroces souffrances tandis que la honte et la maternité clandestine fondaient sur elle comme l’épée vengeresse d’Allah courroucé.
Elle avait péché. Elle le savait. Son père, son père replet, réticent, surmené, mortellement épuisé et en fait déjà moribond, l’avait plusieurs fois par le passé mise en garde contre le péché et ses conséquences, parlant avec plus de force qu’elle ne lui en avait jamais connu ; et pourtant, elle avait choisi de courir le risque. Trois fois seulement, avec trois garçons différents, une fois chacun, tous les trois anglais et de race européenne. Andy. Eddie. Richie.
Des prénoms qui flambaient comme autant de bûchers dans les voies neurales de son âme.
Sa mère – pas vraiment sa mère ; sa vraie mère était morte quand Yasmina avait trois ans –, Aïcha, donc, la deuxième épouse de son père, la femme robuste et impassible qui l’avait élevée et assurait depuis si longtemps la cohésion de la famille et la bonne marche du restaurant, lui avait elle aussi prodigué des avertissements, mais en des termes tout à fait différents. « Tu es une femme, maintenant, et une femme doit se permettre un peu de plaisir dans la vie. Mais tu dois faire attention. » Pas un mot du péché ; il n’avait été question que d’éviter des ennuis.
Certes, Yasmina avait fait attention, ou le croyait, mais manifestement pas assez. Elle avait donc manqué à sa promesse à Aïcha. Et désobéi à son triste et taciturne père, puisqu’elle avait péché en dépit de ses mises en garde. Et c’était maintenant Allah qui allait la punir. Qui la punissait déjà. La punissait d’une manière atroce.
Elle avait mis très longtemps à se rendre compte qu’elle était enceinte. Elle ne s’y attendait pas. Yasmina voulait croire qu’elle était encore trop jeune pour avoir un bébé ; ses seins étaient trop petits et ses hanches trop étroites, presque masculines. Et à chacune des trois fois où elle avait fait ça avec un garçon – par impulsion, furtivement, presque à contrecour, une fois dans une cave à l’odeur de moisi, une fois dans l’épave d’un autobus et une fois ici-même dans cette réserve – elle avait pris ses précautions après coup, avalant diligemment les pilules qu’elle avait achetées en secret dans une boutique de Winchester tenue par une Hindoue au sourire affecté : deux minuscules pilules vertes le matin et la grosse jaune le soir, cinq jours de suite.
Les pilules étaient tellement écourantes qu’elles devaient forcément produire l’effet attendu. Mais non. Yasmina devait se répéter mille fois qu’elle n’aurait jamais dû acheter des pilules à une Hindoue ; mais c’était déjà trop tard.
Le premier signe s’était manifesté environ trois mois auparavant. Ses seins avaient commencé à s’étoffer. Ce qui, au début, ne lui avait pas déplu. Elle avait toujours été maigrichonne et il lui semblait que son corps se développait enfin. Les seins, ça plaisait aux garçons. On les voyait baisser rapidement les yeux pour évaluer votre poitrine, même s’ils donnaient l’impression de croire que vous n’aviez rien remarqué. Chacun de ses trois amants lui avait mis la main au corsage pour lui toucher la poitrine, et au moins un – Eddie, le deuxième – avait vraiment été déçu par ce qu’il avait trouvé là. Il l’avait dit, comme ça : « C’est tout ? »
Mais voilà que ses seins prenaient chaque semaine plus de poids et de volume ; ils commençaient à lui faire un peu mal et les mamelons sombres se mettaient à saillir bizarrement des petits ronds lisses où ils se nichaient. Yasmina commença donc à avoir peur ; et quand ses saignements persistèrent dans leur retard, elle eut encore plus peur. Mais ses saignements avaient toujours eu des retards. Une fois, l’année précédente, ils s’étaient fait attendre trois mois, et elle était alors absolument vierge et intacte.
Il y avait tout de même ses seins ; et puis ses hanches commencèrent à s’épanouir. Yasmina ne dit rien, vaqua à ses occupations, bavardait aimablement avec les clients, qui l’aimaient bien parce qu’elle était mince, jolie et polie, et fit semblant de ne rien remarquer. Plus d’une fois, la nuit, sa main glissait jusqu’à son ventre plat de garçonne, cherchant anxieusement la vie qui se cachait là, tapie sous la peau tendue. Elle ne sentait rien.