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Se repentir et appeler Aïcha à l’aide ?

Non. Non. Elle n’osait pas.

Quelques heures plus tôt, des voix étaient montées de la rue. Des bruits de pas. Bizarre, ces cris et ces bousculades dans la nuit à cette heure. D’ordinaire, les réjouissances de Noël ne se prolongeaient pas si tard. Elle avait du mal à comprendre ce que disaient les gens ; c’est alors qu’au milieu du tumulte elle entendit soudain, très clairement :

« Les extraterrestres ! Ils démolissent Stonehenge, ils démontent tout !

— Va chercher ta charrette, Charlie, on va aller voir ça ! »

Démolir Stonehenge ? Bizarre. Bizarre. Pourquoi feraient-ils ça ? se demanda Yasmina. Mais la douleur devenait si forte qu’elle ne pouvait plus tellement penser à Stonehenge ni aux Entités qui avaient renversé en un clin d’œil les Européens invincibles et dominaient maintenant le monde ; elle ne songeait qu’à ce qui se passait eh elle, aux flammes qui lui dansaient dans la tête, aux ondes qui ébranlaient son ventre, à l’irrésistible mouvement descendant de… du…

De quelque chose.

« Allah soit loué, Seigneur de l’Univers, le Compatissant, le Miséricordieux, murmura-t-elle timidement. Il n’y a de dieu qu’Allah, et Mahomet est Son prophète. »

Et encore : « Allah soit loué, Seigneur de l’Univers. »

Et encore.

Et encore.

La douleur était atroce. Yasmina s’ouvrait en deux.

« Abraham, Isaac, Ismaël ! » La chose avait commencé à se mouvoir en spirale dans son corps, comme un tire-bouchon imprimant une trace brûlante dans sa chair. « Mahomet ! Mahomet ! Mahomet ! Il n’y a de dieu qu’Allah ! » À présent, les mots fusaient sans aucune timidité. Que Mahomet et Allah la sauvent, à supposer qu’ils existent. À quoi serviraient-ils s’ils ne pouvaient la sauver, elle, si innocente, si ignorante, dont la vie était à peine entamée ? Alors, tandis qu’une lance de feu l’éventrait et que les os de son bassin semblaient éclater, elle vomit un torrent d’autres noms, Moïse, Salomon, Jésus, Marie et même les noms hindous interdits, Shiva, Krishna, Shakti, Kali, quiconque pourrait l’aider à surmonter cette épreuve, n’importe qui…

Elle hurla trois fois : trois cris brefs, aigus, perçants. Elle sentit un atroce déchirement interne et le bébé jaillit d’elle avec une rapidité étonnante, suivie d’un flot de sang, un Gange rouge qui ne s’arrêtait plus. Yasmina comprit tout de suite qu’elle allait mourir. Quelque complication était intervenue. Elle allait se vider entièrement et mourir. Déjà, quelques instants seulement après la naissance, elle baignait dans un calme irréel et inattendu. Elle n’avait plus la force de crier ni même de s’occuper de l’enfant. Il était quelque part entre ses cuisses ouvertes, elle n’en savait pas plus. Elle gisait sur le dos, peu à peu noyée dans une flaque de sang et de sueur qui s’amplifiait. Elle leva les bras vers le plafond et les ramena pour étreindre ses seins palpitants, gonflés de lait. Elle n’invoquait plus de noms divins. C’était à peine si elle se rappelait le sien.

Elle sanglotait en silence. Tremblait. Tout en essayant de ne pas bouger, car cela risquait d’aggraver l’hémorragie Une heure s’écoula, ou une semaine, ou une année. Puis elle entendit une voix angoissée au-dessus d’elle dans le noir.

« Quoi ? Yasmina ? Oh, mon Dieu, mon Dieu ! Ton père va en mourir ! »

C’était Aïcha. Qui se penchait sur elle, l’enveloppait de ses bras puissants, lui soulevait la tête, l’appuyait contre le tiède sein maternel.

« Yasmina, tu m’entends ? Oh, Yasmina ! Mon Dieu, mon Dieu ! » Puis un ululement de chagrin monta comme un geyser de la gorge de sa belle-mère. « Yasmina ! Yasmina !

— Le bébé ? fit Yasmina d’une toute petite voix.

— Oui ! Il est là ! Tu le vois ? »

Yasmina ne distinguait qu’une brume rouge.

« Un garçon ? demanda-t-elle, presque inaudible.

— Un garçon, oui. »

Dans le flou de sa vision de plus en plus faible, elle crut voir une chose marron-rosâtre, maculée d’écarlate, qui reposait dans les mains de sa belle-mère. Elle crut même l’entendre crier.

« Tu veux le prendre ?

— Non. Non. » Yasmina comprenait clairement qu’elle était en train de mourir. Elle avait épuisé ses dernières forces. « II est beau et fort, dit Aïcha. Un petit garçon splendide.

— Alors je suis très heureuse. » Yasmina s’efforça de conserver un dernier fragment d’énergie. « II s’appelle… Khalid. Khalid Halim Burke.

— Burke ?

— Oui. Khalid Halim Burke.

— C’est son père, Yasmina ? Burke ?

— Burke. Richie Burke. » Et elle épela le patronyme avec l’ultime parcelle de force qui lui restait.

« Dis-moi où il habite, ce Richie Burke. Je vais le chercher. C’est honteux d’accoucher comme ça, toute seule, dans le noir, dans cette pièce affreuse ! Pourquoi tu n’as jamais rien dit ? Pourquoi tu m’as caché ça ? Je t’aurais aidée. Je t’aurais… »

Mais Yasmina Khan était déjà morte. Les premiers rayons de lumière matinale traversaient la fenêtre crasseuse de la réserve. Le jour de Noël avait commencé.

À dix kilomètres de là, à Stonehenge, les Entités avaient terminé leurs travaux nocturnes. Trois des gigantesques extraterrestres avaient dirigé les opérations tandis qu’une équipe d’ouvriers humains, munis d’espèces de pistolets qui émettaient une vive lueur violette, avaient déraciné comme autant de jonchets tous les mégalithes du célèbre alignement dressé sur la plaine de Salisbury battue par les vents. Et les avaient redisposés de façon à ce que les énormes blocs de grès qui avaient formé le cercle extérieur s’ordonnent en deux rangées parallèles orientées nord-sud ; les pierres bleues du petit cercle intérieur avaient été déplacées pour former un triangle équilatéral ; le bloc de grès de cinq mètres de long qu’on appelait la Pierre d’Autel avait été dressé à la verticale au centre de la formation.

Une foule d’environ deux mille spectateurs venus des localités voisines avait observé toute la nuit, à une distance respectable, les étapes de cette inexplicable entreprise. Les uns étaient furieux, d’autres tristes, certains indifférents, d’autres fascinés. Beaucoup avaient leur théorie personnelle sur l’événement, chacune d’elle en valant bien une autre.

Quant à Khalid Halim Burke, né le jour de Noël au milieu de la douleur et de la honte maternelles et du chagrin familial, il ne serait pas le nouveau Sauveur de l’humanité, n’en déplaise aux amateurs de coïncidences parfaites. Mais, contrairement à sa mère, il vivrait et, à plus ou moins long terme, jouerait son modeste rôle dans la lutte contre les êtres terrifiants qui avaient avec une facilité si dédaigneuse pris possession du monde dans lequel il était né.

Au premier jour de l’an neuf, à quatre heures et demie du matin, heure de Prague, Karl-Heinrich Borgmann réussit son premier contact avec le réseau de communications des Entités.

Il ne s’attendait pas à ce que ce soit facile, et ce ne le fut point. Mais il ne s’attendait pas à échouer, et il n’échoua pas.

— Bonjour, dit-il.

Bon nombre d’informations sur les systèmes de traitement des données utilisés par les extraterrestres avaient déjà été accumulées, fragment par fragment, par tel ou tel bidouilleur un peu partout dans le monde. Et malgré les pannes du vieux Réseau global causées par l’intervention des Entités sur la fourniture régulière d’électricité à l’époque du Grand Silence, la plupart de ces informations avaient déjà été très largement disséminées via le réseau pirate reconstitué par les bidouilleurs après la Conquête.