Se brancher sur un compteur électrique était un jeu d’enfant pour Karl-Heinrich. Le premier releveur de compteurs venu en aurait été capable. Or Karl-Heinrich était un peu plus que cela. Il passa deux jours à mesurer inductances et impédances, puis, trop excité pour seulement songer à respirer, il envoya un filament d’énergie électrique dans le compteur et, par son entremise, sur un tempétueux fleuve d’électrons, jusqu’à ce qu’il se sente entrer en contact avec…
Quelque chose.
Une source de données. Des données extraterrestres.
Il frissonna en en sentant l’étrangeté en matière de forme, de structure interne, de configurations des liaisons. Il avait l’impression d’arpenter les mystérieuses clairières d’une forêt indicible-ment insolite sur une planète inconnue.
Le système dans lequel elles circulaient ne ressemblait à aucun ordinateur qu’il ait jamais connu ou même imaginé. Et pourquoi en aurait-il été autrement ? Il percevait néanmoins une certaine familiarité dans toute cette étrangère. Les données, si bizarres soient-elles, restaient des données : une série de nombres binaires. La forme de ce flux numérique avait beau être inhabituelle, il était plus ou moins persuadé qu’elle était largement à la portée de son intellect. Le dispositif extraterrestre sur lequel il s’était branché était après tout un système de manipulation et de stockage de données sous forme binaire. Et qu’était-ce, sinon un ordinateur ? Et il se trouvait à l’intérieur. C’était l’essentiel. Un sentiment de triomphe, un picotement brûlant de pure joie intellectuelle le traversa. L’intensité en était quasi orgastique. Il doutait que le sexe lui-même puisse fournir une satisfaction aussi forte. Mais Karl-Heinrich ne disposait évidemment que de bien peu d’éléments pour asseoir cette comparaison.
Il lui fallut un certain temps pour saisir la nature particulière de ce avec quoi il était en contact. Mais peu à peu, il finit par comprendre que le programme à l’intérieur duquel il évoluait devait être le modèle du réseau de distribution de l’électricité ; et soudain, une carte du système électrique des Entités se superposa au plan du château qu’il avait dans la tête.
Il l’explora. Très vite, il se trouva dans un cul-de-sac ; il rebroussa chemin, prit une autre direction. Et ainsi de suite. Il heurta un obstacle, le contourna, et s’élança à nouveau.
Au fil des heures, il prit de plus en plus d’assurance. Il découvrait des choses. Apprenait. Ces découvertes s’additionnaient. Il rassemblait des corrélations. Il avait trouvé des canaux. Il allait de plus en plus profond.
Le plaisir était d’une intensité dont il n’avait jamais connu l’équivalent.
Il copia un échantillon de données entreposées dans l’un des ordinateurs des Entités, la téléchargea dans le sien et eut la satisfaction de constater qu’il était capable de le manipuler en additionnant ou soustrayant des charges électriques. Il n’avait aucun moyen de savoir quels changements il produisait ainsi, car les données sous-jacentes lui étaient incompréhensibles. Mais c’était un bon début. Il était en mesure d’accéder à l’information ; il était même capable de la traiter ; tout ce qui lui manquait, c’était un moyen quelconque d’en saisir le sens.
Il comprit que, même à ce stade primitif de sa pénétration du système, il devait pouvoir envoyer aux Entités des messages compréhensibles, si Elles avaient daigné apprendre une quelconque des langues de la Terre. Et il soupçonna qu’il pourrait même, à terme, apprendre à reprogrammer leurs données via sa propre ligne d’accès, si seulement il arrivait à déchiffrer leur langage informatique. Mais il remit cela à plus tard.
Il continua de progresser vers l’intérieur, se demandant s’il déclenchait en chemin des alarmes au sein du système. Il ne le croyait pas. Les Entités l’auraient déjà arrêté si Elles savaient qu’il était en train de fouir de la sorte. Sauf, évidemment, si Elles s’amusaient de le voir faire, le surveillaient et applaudissaient ses progrès.
Il ne tarda pas à ressentir une redoutable migraine, mais son coeur avait commencé d’enfler sous le coup d’un puissant sentiment de triomphe.
Karl-Heinrich était à présent certain que l’ultime centre, le node de calcul principal, se trouvait, comme on le supposait généralement, à l’intérieur de la cathédrale. Il avait repéré quelque chose d’énorme à l’extrémité opposée, dans la Chapelle impériale et quelque chose de presque aussi énorme dans la chapelle Saint-Sigismond. Mais c’étaient sans doute des centres auxiliaires. Il y avait en face de la chapelle Saint-Wenceslas un gigantesque écran, allant du sol à la voûte, plein de lumières puisantes, un furieux charivari d’énergie. Il comprit, après l’avoir sondé pendant quatre ou cinq heures, que ce devait être l’interface principale de tout le système, le régulateur du trafic pour tous les dispositifs du château.
Il se brancha via la ligne électrique et laissa des océans de données incompréhensibles déferler sur lui.
L’information extraterrestre l’envahissait comme un flux gigantesque, trop volumineux pour qu’il puisse seulement essayer de le copier et de le télécharger. Il n’osait pas tenter de le traiter et n’avait assurément aucun moyen de le décoder. Ce n’était qu’un flot de uns et de zéros, mais il ne disposait d’aucune clé pour l’aider à traduire les éléments binaires en quoi que ce soit d’intelligible. Il lui faudrait un superordinateur comme celui que l’université avait jadis possédé, rien que pour amorcer une tentative dans ce sens. Les gros systèmes étaient hors service dans le monde entier. Les Entités les avaient tous grillés au moment du Grand Silence et ils étaient restés dans cet état. La version actuelle du Réseau fonctionnait grâce à un bricolage de serveurs à peine capable d’assurer le trafic ordinaire, sans parler de traiter quoi que ce soit d’aussi complexe que ce que Karl-Heinrich venait de découvrir.
Mais il avait établi le contact. C’était l’essentiel. Il se trouvait à l’intérieur.
Et maintenant – maintenant –, il était confronté à un choix capital. Se contenter d’espionner secrètement l’ordinateur des Entités en solitaire morose, absorber tout cet intéressant charabia pour le bricoler en douce rien que pour le plaisir et s’en faire un agréable passe-temps ? Ou se connecter avec Interstellar Stalin, Ninth Dimension Bandits et le reste des bidouilleurs qui planchaient sur le problème de la pénétration du réseau des Entités et leur montrer ce qu’il avait réussi à accomplir afin qu’ils puissent s’appuyer sur cette réussite pour amener le processus au stade supérieur ?
Le premier choix ne lui apporterait que les joies du plaisir solitaire. Karl-Heinrich savait déjà à quel point elles étaient limitées. Le second lui conférerait une célébrité momentanée dans la clandestinité des bidouilleurs ; mais alors, d’autres s’empareraient de son travail, continueraient sans lui et il serait oublié.
Mais il y avait une troisième possibilité, et c’était celle qu’il avait en vue dès le début.
Toutes les prétentions des bidouilleurs à maîtriser le code informatique des Entités et à utiliser tant bien que mal ce savoir pour les renverser étaient stupides et puériles. Personne n’allait renverser les Entités. Elles étaient trop puissantes. Le monde leur appartenait, point final.
Il fallait donc accepter la situation. Et faire avec. Offrir ses services. Elles ont besoin d’une interface entre Elles-mêmes et l’humanité pour atteindre leurs objectifs avec plus d’efficacité. Très bien. Voilà ta chance, Karl-Heinrich Borgmann. Tu as tout à gagner et rien que ta détresse à perdre.
S’il ne pouvait déchiffrer leurs signaux, les Entités, en revanche, pouvaient déchiffrer les siens, et le contact avait été établi. Très bien. À toi d’en tirer quelque chose.