— Bonjour. Je m’appelle Karl-Heinrich Borgmann, de Prague, République tchèque. Je me suis rendu capable de m’interfacer avec vos ordinateurs. J’en ai rêvé toute ma vie, et je viens de réaliser ce rêve.
— Je crois que je peux vous être très utile. Et je sais que vous pouvez m’être très utiles.
Environ dix-sept heures plus tard, à l’autre bout du monde, plus précisément au Q.G. de Denver du Front de libération du Colorado, quelqu’un composa trois protocoles de transmission au clavier d’un ordinateur de bureau vieux de dix ans, attendit une réponse de l’espace, la reçut en moins de trente secondes et composa quatre autres instructions. Il s’agissait cette fois des signaux destinés à activer le canon laser en orbite à 35 000 kilomètres d’altitude.
Ces instructions exigeaient des accusés de réception, qui furent donnés, et leur confirmation par répétition, ce qui fut fait.
Du satellite militaire en orbite descendit alors instantanément un éclair d’énergie crépitant, un faisceau de lumière hypercon-centré qui fit mouche sur la base où les Entités de Denver avaient installé leurs services et inonda de flammes le bâtiment central pendant les quatre-vingt dix secondes suivantes. Il fut impossible de déterminer quel effet eut cette action sur les Entités qui occupaient l’édifice et on ne le sut jamais.
Mais elle leur causa manifestement une certaine contrariété, car elle eut aussitôt deux conséquences à titre de représailles, toutes deux très sévères.
La première fut une progressive interruption du courant électrique sur toute la Terre. Les premiers jours, les coupures furent dispersées et irrégulières, ensuite s’instaura une interdiction totale à l’échelle de la planète. Le courant resta alors coupé trente-neuf jours d’affilée, privation plus sérieuse et plus perturbatrice que lors du fameux Grand Silence, deux ans plus tôt. La suppression totale des communications électroniques empêcha, entre autres, les membres du Front de libération du Colorado de procéder aux frappes laser supplémentaires prévues pour compléter la salve inaugurale de la prétendue Guerre de libération.
La seconde conséquence de l’attaque au laser fut que des containers étanches entreposés dans onze des grandes métropoles mondiales s’ouvrirent d’un coup moins de trois heures après l’incident de Denver, libérant des micro-organismes de nature apparemment synthétique qui répandirent une maladie infectieuse et hautement contagieuse, inconnue jusqu’alors, sur une bonne partie de la planète. Les symptômes en étaient une très forte fièvre accompagnée d’une dégradation structurale des veines et artères principales, suivie d’un délabrement général de l’organisme et de la mort des sujets. Il n’y avait pas de traitement connu. Les quarantaines ne semblaient pas servir à grand-chose. Parmi les sujets infectés, environ un tiers, qui possédaient de toute évidence une sorte d’immunité naturelle, guérirent de la fièvre avant d’arriver au stade du délabrement du système circulatoire et se rétablirent complètement. Les autres moururent trois ou quatre jours après le début de la maladie.
Ce fut Doug Gannett qui apprit la nouvelle au Colonel, au début, quand une communication limitée par courrier électronique était encore possible. « Tout le monde est en train de crever par là-bas, déclara-t-il. Tous les gens que j’ai pu avoir en ligne m’ont raconté la même histoire. C’est une épidémie gigantesque et on dirait qu’il n’y a pas moyen de l’arrêter. »
Le Colonel, tout en pestant intérieurement, se contenta de hocher la tête d’un air las. « Eh bien, lâcha-t-il, nous pouvons essayer de lui échapper en nous cachant. »
II convoqua tous les journaliers du ranch et annonça à ceux qui étaient logés sur place qu’ils seraient comme par le passé libres de descendre à Santa Barbara, mais qu’ils n’auraient alors plus le droit de revenir. Quant à ceux qui habitaient en ville, principalement dans le quartier mexicain, du côté est de la ville, il les informa qu’ils pouvaient choisir entre rester au ranch ou descendre retrouver leur maison et leur famille, mais que s’ils quittaient le ranch, ils ne pourraient plus y revenir.
« La même chose vaut évidemment pour vous tous », dit-il aux Carmichael rassemblés devant lui en les regardant posément à tour de rôle. « Vous sortez d’ici, vous ne rentrez plus. Pas d’exceptions.
— Et combien de temps cette règle va-t-elle rester en vigueur ? s’enquit Ronnie.
— Le temps qu’il faudra. »
La pandémie continua de faire rage jusqu’au début du mois de juillet, paralysant complètement ce qui restait de l’économie mondiale. Puis elle disparut aussi abruptement qu’elle était apparue, à croire que les êtres qui l’avaient déchaînée sur la planète étaient parvenus à la conclusion qu’elle s’était suffisamment bien acquittée de sa tâche.
Les conséquences avaient été considérables. Sur le coteau isolé et élevé où était situé le Rancho Carmichael, l’impact avait été nul, hormis la perte des journaliers qui avaient choisi de retrouver leurs familles et qui, présumait-on, avaient péri avec elles. En bas, les choses s’étaient passées tout autrement. Lorsqu’on put enfin établir un bilan, il en ressortit que près de cinquante pour cent de la population du globe avaient péri. Naturellement, le taux effectif de mortalité variait d’un pays à l’autre, selon l’état des services sanitaires et la disponibilité des soins aux convalescents ; mais aucune nation ne fut épargnée et certaines furent pratiquement rayées de la carte. Un Grand Silence d’une nouvelle sorte était tombé sur la face de la Terre, le silence du dépeuplement. Et quoique trois milliards d’êtres humains aient tant bien que mal réussi à survivre, très peu d’entre eux avaient encore la moindre envie de tenter ou même d’envisager une action hostile contre les Étrangers qui avaient conquis la Terre.
3. DANS DIX-NEUF ANS D’ICI
Le Colonel attendait sur sa véranda que les membres du Comité de résistance se rassemblent pour leur réunion mensuelle. Il s’imaginait qu’il était éveillé, mais ces derniers temps, il évoluait bien trop facilement entre le monde du grand soleil et le royaume des ombres ; perdu dans les volutes de ses rêveries, oscillant doucement sur son fauteuil à bascule, il avait du mal à déterminer avec précision de quel côté de la frontière il flottait.
C’était une lumineuse journée d’avril, avec un ciel sec et limpide après une saison pluvieuse parmi les plus obstinées jamais enregistrées. L’air était chaud et vibrant, les collines recouvertes d’une profusion de hautes herbes vertes qui n’allaient pas tarder à prendre leur teinte fauve estivale.
Pas très rassurant, toute cette herbe drue. Un combustible idéal pour la saison des incendies d’automne, une fois qu’elle aurait séché.
Les incendies… les incendies…
L’esprit ensommeillé du Colonel vagabonda vers le passé, remontant le fil des ans pour lui montrer Los Angeles en flammes le jour où avaient débarqué les Entités. Le spectacle à la télévision : le ciel furieusement rouge, les langues de feu bondissantes, le gigantesque et terrifiant panache de fumée s’élevant vers la stratosphère. Les maisons qui explosaient comme des pétards, bing, bang, boum, bloc après bloc. Et les vaillants petits avions qui survolaient l’holocauste, essayant de s’approcher suffisamment pour se rendre un peu utiles avec leur cargaison d’eau et de produits ignifugeants.
Son frère Mike à bord d’un de ces avions… Mike…
Là-haut, au-dessus de l’incendie, zigzaguant tant bien que mal au milieu des thermiques et des rafales de vent traîtresses…
Fais attention, Mike… écoute-moi, Mike…
« Tout va bien, grand-père. Je suis là. »