Le Colonel cilla, ouvrit les yeux et contempla le paysage. Pas d’incendies, pas de fumée, pas de petits avions chahutés par le vent. Rien que le ciel immense et sans nuages, les collines vertes alentour et un grand adolescent blond avec une longue balafre rouge sur la joue debout devant lui. Le fils d’Anse. Le fils sympa. Le Colonel remarqua qu’il s’avachissait sur son fauteuil et se redressa, furieux.
« J’ai dit quelque chose, mon garçon ?
— Tu m’as appelé. “Mike, tu as dit. Fais attention, Mike !” Mais je faisais rien, j’attendais que tu te réveilles, c’est tout. Tu rêvais, peut-être ?
— Oui, c’est bien possible. Un rêve éveillé, de toute façon. Quelle heure est-il ?
— Une heure et demie. Mon père m’a demandé de te dire que la réunion de la Résistance va commencer. »
Le Colonel émit un grognement d’approbation, confirmant qu’il était conscient.
Un moment plus tard, Anse lui-même apparut et s’approcha, traversant lentement le patio aux larges dalles. Il boitait un peu plus que d’habitude aujourd’hui, songea le Colonel. Il se demandait parfois si cette claudication n’était pas une mise en scène de sa part, un prétexte pour forcer un peu plus sur la bouteille. Mais le Colonel n’avait pas encore oublié le fragment d’os blafard qui saillait de la chair de son fils après que le cheval lui était tombé dessus, trois ans plus tôt, sur la piste abrupte qui menait au puits. Ni l’heure infernale où Ronnie et lui, chirurgiens amateurs opérant sans anesthésie, avaient sué sang et eau pour nettoyer la plaie et réduire la fracture.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Anse à son fils d’un ton bourru. Je t’avais pourtant dit d’amener ton grand-père à l’intérieur pour la réunion, non ?
— Eh bien, grand-père dormait, et j’avais pas tellement envie de le réveiller.
— Je ne dormais pas, protesta le Colonel, j’étais juste un peu assoupi.
— Moi, il m’a bien semblé que tu roupillais, grand-père. Tu étais en train de rêver et tu m’as appelé.
— Pas lui, expliqua le Colonel à Anse. Ton oncle. Mike. En fait, je pensais au jour de l’incendie. J’étais dans mes souvenirs. »
Anse se tourna vers son fils. « II veut dire son frère. Celui dont tu portes le nom.
— Je sais. Celui qui est mort en combattant les Entités.
— Il est mort en combattant un incendie que les Entités avaient accidentellement allumé le premier jour où Elles ont débarqué, rectifia le Colonel. Ce n’est pas tout à fait la même chose. »
Mais il savait qu’il parlait dans le vide. Les légendes commençaient à s’enraciner ; dans vingt ou trente ans, personne ne ferait plus la différence entre la réalité et la fiction. Peu importait ; dans vingt ans, ça ne lui ferait plus ni chaud ni froid.
« Allez, p’pa, dit Anse en tendant la main au Colonel, on rentre. »
Se levant de son siège avec toute la promptitude dont il était capable, le Colonel repoussa la main secourable. « Je peux me débrouiller tout seul », répliqua-t-il d’un ton irrité dont il avait parfaitement conscience, comme il avait parfaitement conscience qu’il parlait bien trop souvent sur ce ton désormais. Mais qu’y pouvait-il ? Il avait soixante-quatorze ans et se sentait en général beaucoup plus vieux que cela. Ça l’avait pris par surprise. Il s’était toujours senti plus jeune que son âge. Mais il n’y avait plus de ces drogues qui pouvaient retarder la pendule quand on commençait à vieillir, comme c’était le cas quinze ou vingt ans plus tôt, et la médecine était à présent pratiquée par des gens sans formation qui piochaient dans les ouvrages spécialisés qu’ils se trouvaient avoir sous la main et priaient pour que tout se passe bien. Soixante-quatorze ans était redevenu un âge bien avancé, qui s’approchait de la date limite.
Le vieillard aux jointures raidies et son fils boiteux entrèrent lentement dans la maison. Une aura brumeuse de vapeurs d’alcool entourait Anse comme un casque.
« Ta jambe te gêne beaucoup ? demanda le Colonel.
— Ça dépend. Il y a des jours où c’est pire que d’autres. Aujourd’hui, c’est un mauvais jour.
— Et un peu de gnôle là-dessus, ça ne fait pas de mal, hein ? Mais il ne doit pas rester grand-chose en stock, j’imagine.
— Assez pour quelques années encore. » Le Colonel savait qu’après la fin de la Pandémie, Anse et Ronnie étaient descendus un beau matin jusqu’à Santa Barbara déserte – une ville fantôme où n’habitaient plus que quelques squatters spectraux – et avaient fait main basse sur le contenu d’un magasin de vins et spiritueux abandonné. « Après quoi, si je vis aussi longtemps que ça, je me fabriquerai un alambic, je pense. Le secret n’en est pas encore perdu.
— Tu sais, fiston, j’aimerais bien que tu y ailles un peu plus doucement avec l’alcool. »
Anse hésita une demi-seconde avant de répondre et le Colonel comprit qu’il refoulait sa colère. La colère lui montait bien trop vite à la tête ces temps-ci, mais il semblait mieux la contrôler que par le passé.
« J’aimerais bien que des tas de choses soient autrement que ce que qu’elles sont, mais il ne faut pas y compter, dit sèchement Anse. Alors, on fait ce qu’on peut pour tenir le coup… Attention à la porte, p’pa… par ici… nous y voilà. »
Les membres du Comité de résistance – ils avaient changé de nom quelques années plus tôt ; « Armée de libération » commençait à faire trop pompeux – s’étaient rassemblés dans la salle à manger. Ils se levèrent dès que le Colonel entra. En hommage au vaillant président, si pathétique, si suranné soit-il. Avec Ronnie, Anse faisait pratiquement tout le travail à présent. Mais Anson senior, le Colonel, était encore président, au moins en titre. Il choisit d’accepter cette apparence de respect avec un sourire froid et un petit hochement de tête raide à l’attention de chaque participant.
« Messieurs, dit-il. Asseyez-vous, je vous en prie… »
Lui-même resta debout. Il en était encore capable. Les épaules plus carrées, le dos plus droit que jamais. Planté devant eux, il n’était plus le patriarche ensommeillé qui piquait du nez devant sa porte, mais plutôt le stratège militaire à l’esprit incisif des décennies passées, le gestionnaire énergique, l’habile meneur d’hommes, l’ennemi de l’aveuglement, de la faillite de la discipline intérieure et de toutes les autres espèces d’insidieuse négligence morale.
« Tout le monde est là ? reprit-il en se tournant vers Anse.
— Tout le monde sauf Jackman, qui nous informe qu’il n’a pas pu soustraire une permission aux autorités de L.A. à cause d’un changement d’affectation imprévu des travailleurs réquisitiennes, et Quarles, dont la sœur se serait mise à fréquenter un quisling et qui ne trouve donc pas très judicieux de se déplacer pour la réunion d’aujourd’hui.
— Cette sœur est-elle au courant des activités de Quarles dans la Résistance ?
— Ce n’est pas évident. Peut-être qu’il veut s’en assurer avant de décider s’il peut se remettre à participer aux réunions sans danger.
— En tout cas, nous avons le quorum », dit le Colonel en prenant le siège vacant à côté d’Anse.
Il y avait dix autres présents, tous des hommes, dont ses fils Anse et Ronnie, son gendre Doug Gannett et son neveu Paul : vu que le ranch Carmichael, isolé à flanc de montagne, dominait la situation en toute sécurité, épargné par les horreurs de la Pandé-mie et très peu affecté par les transformations qui s’étaient exercées sur la population réduite de la planète dans la décennie suivante, le Comité de résistance local était pratiquement devenu une entreprise Carmichael.
Il y avait bien sûr d’autres Comités de résistance ailleurs, en Californie et au delà, et des Armées de libération, des Fronts et Organisations divers. Toutefois, même à l’intérieur de ce qui avait été les États-Unis, les communications étaient si chaotiques et imprévisibles qu’il était difficile de rester en contact avec ces petits groupes insaisissables d’une manière tant soit peu cohérente, et facile, en revanche, de caresser l’illusion que vous et les quelques hommes qui vous entouraient étiez pratiquement les seuls sur la Terre à soutenir la fiction que les Entités seraient un jour chassées de la planète.