Выбрать главу

La séance commença. Les réunions du groupe respectaient une procédure rigide, un rituel aussi solennel qu’une grand-messe.

D’abord, l’invocation de la Déité. Ce préliminaire avait fini on^ ne sait trop comment par s’introduire dans l’ordre du jour trois ou quatre ans plus tôt, et personne ne semblait disposé à en contester l’opportunité. C’était Jack Hastings qui psalmodiait régulièrement la prière : un ancien associé de Ronnie à San Diego, qui avait connu une sorte de conversion religieuse peu après la Conquête et était selon toute apparence passionnément sincère dans ses croyances.

Hastings se leva donc. Joignit les mains du bout des doigts, inclina gravement la tête.

« Notre Père, qui du haut du ciel voyez notre malheureux monde, nous Te supplions de prêter Ta force à notre cause et de nous aider à chasser de ce monde qui est le Tien les créatures qui nous en ont dépossédés. »

Les paroles étaient toujours les mêmes, acceptables par tous, sans couleur sectaire particulière, bien que Ronnie ait en privé fait comprendre au Colonel que l’église personnelle de Hastings était une sorte de bizarre secte chrétienne néo-apocalyptique, où l’on s’exprimait dans des langues inconnues, où l’on manipulait des serpents, ce genre de trucs.

« Amen », fît bruyamment Ronnie. Et Sam Bacon une demi-seconde plus tard, et tous les autres, y compris le Colonel. Celui-ci n’avait jamais été très partisan de quelque sorte d’activité religieuse que ce soit, même pas au Viêt-nam où chaque jour apportait son lot de cadavres emballés sous plastique ; mais il n’était pas athée non plus, il s’en fallait de beaucoup, et à part ça, il comprenait la valeur d’une observation formelle des rites pour ce qui était de maintenir la structure de la vie dans une époque troublée.

Après la prière vint le Rapport sur les actions en cours, habituellement présenté par Dan Cantelli ou Andy Jackman, et plus correctement appelé Rapport d’inaction. C’était le point sur les (éventuels) succès obtenus depuis la dernière réunion, surtout en ce qui concernait la pénétration des codes de sécurité des Entités et l’exploitation d’informations susceptibles d’être utiles à une hypothétique tentative d’attaque contre les conquérants.

En l’absence de Jackman, ce fut Cantelli qui se chargea du Rapport ce jour-là. C’était un petit bonhomme replet d’une cinquantaine d’années, apparemment indestructible, qui, avant la Conquête, exploitait des oliveraies en haut de la vallée de Santa Ynez et s’y employait toujours. Toute sa famille – ses parents, sa femme et leurs cinq ou six enfants – avait péri dans la Pandémie ; mais il s’était remarié avec une Mexicano-Américaine de Lompoc qui lui avait donné quatre nouveaux enfants.

Le Rapport de ce mois-ci fut, comme d’habitude, essentiellement un Rapport d’inaction.

« II y avait, comme vous le savez, un projet en cours à Seattle le mois dernier, visant à trouver un moyen quelconque de pirater les messages internes à haute sécurité des Entités et de les détourner vers des centres informatiques de la Résistance. Je suis au regret de vous dire que ce projet a été un échec complet, grâce aux activités de deux borgmanns sournois qui ont écrit un logiciel anti-intrusion pour le compte des Entités. Je crois comprendre que les pirates de Seattle ont été détectés et, j’en ai peur, supprimés.

— Des borgmanns ! maugréa Ronnie. Ce qu’il nous faut, c’est un programme pour les détecter et les supprimer, eux ! »

Hochements de tête approbateurs à la ronde.

Le Colonel, déconcerté par le mot insolite, se pencha vers Anse et chuchota : « Des borgmanns ? C’est quoi, ça, nom de Dieu ?

— Des quislings, dit Anse. Des collabos de la pire espèce, en plus, parce qu’ils ne se contentent pas de travailler pour les Entités, ils les aident activement et sont leurs complices.

— Ils font de l’informatique pour Elles, c’est ça ? »

Anse hocha la tête. « Ce sont des experts en informatique qui indiquent aux Entités les meilleurs moyens de nous espionner et leur apprennent comment empêcher nos bidouilleurs de pirater leurs ordinateurs. Ronnie me dit que le nom vient d’un type en Europe qui a été le premier à entrer dans le réseau télématique des Entités et à leur proposer ses services. C’est lui qui leur a montré comment relier nos ordinateurs personnels à leurs gros systèmes afin qu’ils puissent nous faire obéir plus efficacement. »

Le Colonel secoua tristement la tête.

Des borgmanns. Des traîtres. De tout temps, il y en avait eu. C’était une sorte de faiblesse dans la nature humaine, impossible à extirper. Il rangea le mot dans sa mémoire.

Une nouvelle terminologie était en voie d’apparition. Tout comme le Viêt-nam avait produit des néologismes – fragging, hootch, gook ou Victor Charlie – dont personne ne se souvenait hormis les vieux birbes comme lui, la Conquête semblait produire son propre vocabulaire. Entité. Borgmann. Quisling. Même si ce dernier terme, songea-t-il, était en fait une création de la Seconde Guerre mondiale, récemment dépoussiérée et remise en service.

Cantelli acheva son rapport. Ronnie se leva et présenta le sien, qui avait trait au projet chéri du Colonel, la mise sur pied d’établissements d’enseignement clandestins dont le but était d’inculquer à la jeune génération la passion pour la renaissance finale de la civilisation humaine. Ce que le Colonel appelait la « résistance interne » – une sorte de mesure conservatoire visant au maintien des vieilles traditions patriotiques, une croyance en l’ultime providence de Dieu, la ferme résolution de transmettre aux futurs Américains un peu des valeurs ancestrales, afin que le jour où l’on finirait par se débarrasser des Entités, on ait encore quelques souvenirs de ce que l’on était avant Leur arrivée.

Le Colonel n’était que trop conscient de l’ironie qu’il y avait à confier à Ronnie la responsabilité de tout projet centré autour de concepts comme l’ultime providence de Dieu et le maintien des vieilles traditions patriotiques américaines. Mais le vieillard n’ayant plus la force de s’en charger lui-même et Anse ne paraissant pas capable de s’y atteler lui non plus, Ronnie s’était porté volontaire pour cette mission dans un déploiement d’enthousiasme à la limite du suspect. Il décrivait à présent avec zèle et éloquence ce qui était fait pour envoyer du matériel pédagogique à des groupes récemment organisés à Sacramento, San Francisco, San Luis Obispo et San Diego. Il donnait l’impression, songea le Colonel, de croire vraiment à l’utilité de pareil projet.

Et comment contester cette utilité ? Même dans ce nouveau monde insolite de borgmanns et de quislings, où les gens se bousculaient dans leur impatience de collaborer avec les Entités, il fallait continuer d’ouvrer en direction de ce qu’on savait être le Bien. Tout comme, à l’époque des gooks, des B-girls, des Congs et de tout le reste de la terminologie oubliée de cette guerre maudite, il y avait eu de solides raisons d’agir pour empêcher l’impérialisme communiste de se répandre dans le monde, si bancale qu’ait pu être l’implication des États-Unis au Viêt-nam.

La réunion allait bon train. Le Colonel s’aperçut que Ronnie s’était rassis et que c’était maintenant Paul qui parlait, annonçant une nouveauté quelconque. Le Colonel, l’esprit flottant encore là-bas, dans les rizières, jeta un coup d’œil vers son neveu et fronça les sourcils. Il remarquait, comme s’il en prenait conscience pour la première fois, que Paul n’avait plus l’air d’un jeune homme. À croire que le Colonel ne l’avait pas vu depuis des années, alors qu’il y avait une décennie que Paul vivait au ranch. Longtemps il avait affiché une ressemblance étonnante avec feu son père Lee, mais c’était fini : son épaisse crinière de cheveux bruns avait viré au gris et son front s’était considérablement dégarni, l’ovale de son visage lisse s’était étiré, creusé de profondes rides parallèles -ce qui n’était jamais arrivé à Lee –, et ses yeux, jadis étincelants de la soif du savoir, avaient perdu leur éclat.