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— C’est de la folie, dit le Colonel d’une voix caverneuse en se laissant retomber sur son siège. De la folie pure. Vous ne comprenez absolument rien à notre situation réelle. »

II tremblait de colère. Une pulsation lui martelait la tempe gauche. Le silence s’était fait dans la pièce, un silence d’une intensité insolite, quasi électrique.

Qui fut interrompu par une voix de l’autre côté de la pièce. « Je vous le demande, Anson… » Le Colonel chercha à apercevoir l’interlocuteur. C’était Cantelli. « Mon général, je vous le demande : qu’est-ce que c’est, à votre avis, un mouvement de résistance qui n’ose jamais résister ?

— Bien dit ! Bravo ! » Encore Faulkenburg.

Le Colonel s’apprêta à répliquer mais s’aperçut alors qu’il n’était pas sûr de sa réponse, tout en sachant qu’il devait forcément y en avoir une bonne. Il se tut.

« II a toujours été pacifiste dans l’âme, en vérité », murmura quelqu’un. La voix était lointaine, indistincte. Le Colonel n’aurait su dire à qui elle appartenait. « II a horreur des Entités, mais il a encore plus horreur de se battre. Et il ne voit même pas les contradictions dans ses propres propos. Un drôle de soldat ! »

Non, rugit intérieurement le Colonel. C’est faux. C’est faux.

« II a fait ses classes comme tout bon soldat qui se respecte, déclara quelqu’un d’autre. Mais il était au Viêt-nam. Perdre une guerre, ça vous change un homme.

— À mon avis, c’est pas ça, intervint une troisième voix. Il est trop vieux, c’est tout. Il n’a plus la force de se battre. »

Etaient-ils vraiment en train de dire tout cela à haute et intelligible voix en sa présence ? Où était-ce simplement dans son imagination ?

« Hé ! Attendez, nom de Dieu ! » cria le Colonel en tentant une fois de plus de se remettre sur ses pieds sans y parvenir tout à fait.

Il sentit une main sur son poignet. Puis une autre. Anse et Ronnie, qui l’encadraient.

« P’pa…, dit Anse, toujours du même ton prévenant, condescendant et exaspérant. Un peu d’air frais, peut-être ? Rien de tel pour remettre un homme d’aplomb, pas vrai ? »

Retour dans le monde extérieur. Le chaud soleil printanier, le vert luxuriant des collines. Un peu d’air frais, c’est ça. Toujours une bonne idée. Rien de tel pour vous remettre d’aplomb.

La tête lui tournait. Il se sentait tout flageolant.

« Prends ton temps, p’pa. Ça ira mieux dans une minute. »

C’était Ronnie. Un brave petit, ce Ronnie. Tout aussi solide qu’Anse à présent, peut-être plus, même. Il avait pris un mauvais départ dans la vie, mais s’était merveilleusement rattrapé ces dernières années. Bien sûr, c’était Peggy qui l’avait changé. Elle l’avait stabilisé, remis dans le droit chemin.

« T’inquiète pas pour moi. Je vais m’en tirer, dit le Colonel. Je te donne ma procuration. Continue d’enfoncer le clou avec les représailles.

— Très bien. Très bien. Mais tu ne bouges pas, p’pa, hein ? »

II commençait à y voir un peu plus clair.

Ce qui se passait à l’intérieur était décourageant. Il reconnaissait au bruit la détermination aveugle envers et contre toute logique. Une très vieille histoire : ils voyaient la lumière au bout du tunnel ou croyaient la voir. Et le Colonel savait qu’ils referaient l’erreur de Denver, en dépit de toutes les objections qu’il pourrait soulever. Et obtiendraient le même résultat catastrophique.

Et pourtant, pourtant… Cantelli n’avait pas tort : comment pouvaient-ils prétendre être dans la Résistance s’ils ne résistaient jamais ? À quoi bon ces réunions toutes plus inutiles les unes que les autres ? Qu’attendaient-ils ? Quand allaient-ils frapper ? N’était-ce pas leur objectif que de purger le monde de ces mystérieux envahisseurs qui, tels des voleurs agissant de nuit, avaient enlevé tout sens et tout but à l’existence humaine sans proposer la moindre syllabe d’explication ?

Oui. C’était ça, l’objectif à atteindre. Il nous faut les tuer tous et reprendre possession de notre planète.

Dans ce cas, pourquoi perdre encore du temps avant d’entamer la lutte ? Notre force augmentait-elle à mesure que passaient les années ? Les Entités s’affaiblissaient-elles ?

Un colibri le frôla, vif comme l’éclair, brillante flèche de vert et de rouge, pas plus gros qu’un papillon. Deux faucons décrivaient des cercles très haut au-dessus de lui, points sombres et véloces au zénith tranchant sur l’aveuglante clarté du ciel. Deux petits enfants, un garçon et une fille, étaient sortis de quelque part et le dévisageaient en silence. Six et sept ans. Le Colonel eut un instant du mal à les reconnaître, les prenant pour Paul et Helena, jusqu’à ce qu’il se rappelle que Paul et Helena étaient depuis longtemps entrés dans l’âge adulte. Ce petit garçon était son plus jeune petit-fils, l’enfant de Ronnie. Le dernier modèle des Anson Carmichael, le cinquième du nom.

Et la fille ? C’était Jill, non ? La fille d’Anse ? Impossible. Trop jeune. Ce devait être la fille de Paul, présuma le Colonel.

Comment s’appelait-elle ? Cassandra ? Samantha ? Quelque chose d’exotique dans ce goût-là.

« En fait, dit le Colonel comme s’il reprenait une conversation interrompue un instant auparavant, vous ne devez jamais oublier que les Américains ont été jadis un peuple libre, et quand vous serez grands et que vous aurez vous aussi des enfants, il faudra que vous leur appreniez cela.

— Rien que les Américains ? demanda le jeune Anson.

— Non, d’autres aussi. Mais pas tous. Certains peuples n’ont jamais su ce qu’était la liberté. Mais nous, si. Je crois que nous devons nous limiter aux Américains pour le moment. Les autres seront obligés de se libérer par leurs propres moyens. »

Ils le regardaient bizarrement, avec de grands yeux, perplexes. Comprenaient-ils au moins ce qu’il était en train de leur expliquer ? Il n’était pas très sûr lui-même que cela ait une quelconque signification.

« Je ne sais vraiment pas comment tout cela va évoluer, poursuivit-il. Mais nous ne devons jamais oublier qu’il faut absolument que ça évolue, un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre. Il doit y avoir un moyen, mais nous ne l’avons pas encore découvert. Et entre-temps, en attendant le moment propice, nous ne devons pas laisser tomber dans l’oubli le concept de liberté, les enfants. Il faut que nous nous rappelions qui nous étions et ce que nous étions jadis. Vous m’entendez ? »

Une totale incompréhension se lisait sur leurs visages. Cela ne faisait aucun doute. Trop jeunes, peut-être ? Non. Non. Ils devaient être assez grands pour saisir le sens de ces idées. Lui l’était, en tout cas, lorsqu’il avait leur âge et que son père lui expliquait les raisons pour lesquelles les États-Unis avaient fait la guerre en Corée. Mais ces deux-là n’avaient jamais connu le monde autrement que sous sa forme actuelle. Ils n’avaient rien à quoi le comparer, aucune aune à laquelle mesurer le concept de liberté. Ainsi, au fil du temps, ceux qui se rappelaient le monde d’avant cédant progressivement la place à ces enfants, cette idée se perdrait-elle pour toujours.

Était-ce inévitable ? Vraiment ?

Si personne ne levait jamais le petit doigt contre les Entités, oui. Il fallait faire quelque chose. Quelque chose, mais quoi ?

Sur l’heure, on ne pouvait rien faire. Il l’avait tant de fois répété : Le monde est un jouet aux mains des Entités. Elles sont omnipotentes et nous sommes faibles. Et cette situation allait vraisemblablement s’éterniser jusqu’à ce que, d’une manière ou d’une autre – il n’aurait su dire exactement comment –, on puisse y changer quelque chose. Alors, quand on aurait attendu assez longtemps que sonne l’heure de la revanche, quand on serait prêt à frapper, on frapperait et on l’emporterait. Non ?