Pour qui savait où la chercher, l’inscription fantomatique au-dessus de la porte d’entrée de l’ancien restaurant était encore visible. Seuls subsistaient les contours pâles et verdâtres des mots jadis peints en resplendissantes lettres dorées : KHAN’S MOGUL PALACE. La vieille enseigne qui se balançait jadis au-dessus de la porte gisait quelque part derrière l’établissement dans un fouillis d’éviers fendus, de marmites hors d’usage et de vaisselle cassée.
Mais le restaurant proprement dit avait disparu depuis longtemps, victime de la Pandémie, tout comme l’infortuné, le triste Halim Khan lui-même, petit bonhomme au teint basané, éternellement épuisé, qui, en dix ans, avait tant bien que mal économisé cinq mille livres sur son salaire de plongeur à l’hôtel du Lion et de la Licorne et investi cette somme, à l’époque où l’Angleterre avait encore une reine du nom d’Elizabeth, dans le petit restaurant sans prétention qui allait le sauver, lui et sa famille, de la pauvreté absolue. Quatre jours après que la Pandémie avait atteint Salis-bury, Halim était mort. Si la Pandémie ne l’avait pas tué, la tuberculose qu’il hébergeait déjà s’en serait assez vite chargé. Ou sinon le choc, le déshonneur et le chagrin qui l’avaient accablé lorsque, deux semaines plus tôt, à Noël, sa fille Yasmina était morte en couches à l’étage du restaurant, ignoblement, mettant au monde le bâtard du jeune Anglais aux longues jambes, Richie Burke, le futur traître, le futur quisling.
L’autre fille de Halim, la petite Leïla, était morte elle aussi de la Pandémie, trois mois après son père et deux jours avant ce qui aurait été son sixième anniversaire. Quant au frère aîné de Yasmina, Khalid, il était déjà décédé depuis deux ans, battu à mort un samedi soir, pendant la période dite des Troubles, par une bande de voyous aux cheveux longs descendus à cette heure tardive dans les rues de la ville pour exprimer leur ressentiment d’Anglais bon teint contre l’asservissement de la Terre en tabassant joyeusement quelques Pakistanais.
De toute la famille, il ne restait donc qu’Aïcha, l’énergique et infatigable deuxième épouse de Halim. Elle fut atteinte elle aussi par la Pandémie, mais elle faisait partie des veinards, des gens qui réussirent à refouler leur chagrin et à survivre – tant bien que mal – dans le monde nouveau, transformé et amoindri. Mais elle ne pouvait guère tenir le restaurant toute seule, et de toute façon, vu que les trois quarts de la population avaient péri dans la Pandémie, on n’avait plus tellement besoin d’un restaurant pakistanais à Salisbury.
Aïcha se trouva d’autres occupations. Elle continua d’habiter dans deux des pièces de l’immeuble en voie de délabrement qui avait abrité le restaurant et vivota, en cette époque où les monnaies nationales n’avaient plus beaucoup de sens et où d’étranges et nouvelles sortes d’argent circulaient dans le pays, grâce à toute une gamme d’emplois improvisés. Elle faisait le ménage et la lessive pour les gens qui avaient encore besoin de ces services. Elle préparait les repas de personnes âgées trop faibles pour s’en occuper elles-mêmes. De temps à autre, quand son numéro sortait à la loterie de l’emploi, elle travaillait dans une usine que les Entités avaient installée juste à la sortie de la ville, à tresser en faisceaux des petits brins de fil multicolores servant à fabriquer des mécanismes d’une incompréhensible complexité dont ni la nature ni la destination ne lui étaient jamais révélées.
Et lorsqu’elle ne trouvait à s’employer en aucune des manières ci-dessus, Aïcha se mettait à la disposition des routiers qui traversaient Salisbury, ouvrant ses cuisses puissantes et musclées en échange de tickets de rationnement, de bons d’entreprise, d’unités de troc ou de toute autre nouvelle version monétaire avec laquelle ils voulaient bien la payer. Ce n’était pas une situation pour laquelle elle aurait opté si elle avait eu le choix. Mais elle n’avait pas choisi non plus l’invasion des Entités, ni les décès prématurés de son mari, de Leïla et de Khalid, ni la mort lamentable et solitaire de Yasmina dans la pièce du haut – là encore, on ne lui avait pas demandé son avis. Aïcha avait besoin de manger pour survivre ; aussi, quand elle y était obligée, se vendait-elle aux routiers, point final.
Quant au sens de cette survie, quant à savoir pourquoi elle prenait la peine de survivre dans un monde qui avait perdu tout sens et pratiquement tout espoir, c’était en partie parce que survivre pour survivre était dans ses gènes, et surtout, parce qu’elle n’était pas seule au monde. Des débris de sa famille lui était resté un enfant à élever – son petit-fils, le bébé de sa belle-fille disparue, Khalid Halim Burke, l’enfant de la honte. Il avait lui aussi survécu à la Pandémie. Une des petites ironies mesquines de l’épidémie que les Entités courroucées avaient déchaînée sur la planète pour se venger de l’attaque laser de Denver était qu’en général les enfants de moins de six mois ne la contractaient pas. Ce qui créait une énorme population de nourrissons indemnes mais orphelins. Il était en pleine santé, ce Khalid Halim Burke. Malgré toutes les privations de ces années difficiles, malgré les pénuries de nourriture, de combustible, et les petites flambées de maladies qu’on croyait presque disparues, il ne cessa de grandir, toujours plus droit, toujours plus fort. Il avait la vigueur nerveuse de sa mère, les longues jambes et la grâce de danseur de son père. Et il était adorable à voir. Sa peau était d’un brun doré fauve, ses yeux d’un bleu-vert étincelant, et ses cheveux luisants, denses et bouclés, d’une merveilleuse couleur bronze, d’une magnifique teinte eurasienne. Malgré toute la tristesse et le chagrin qui accablaient Aïcha, il était l’unique et glorieux flambeau qui éclairait l’obscurité pour elle.
Il n’y avait plus de vraies écoles. Aïcha se chargea de l’instruction du petit Khalid du mieux qu’elle le put. Si elle-même n’avait pas fréquenté l’école très longtemps, elle savait néanmoins lire et écrire ; elle lui montrait comment s’y prendre, mendiait ou empruntait des livres pour lui partout où elle le pouvait. Elle trouva une femme qui comprenait l’arithmétique et frotta les planchers pour elle en échange des leçons données à Khalid. Il y avait un vieil homme dans le quartier sud de la ville qui savait le Coran par coeur et Aïcha, quoique pas très croyante elle-même, lui envoyait Khalid une fois par semaine pour qu’il soit élevé dans l’Islam. Après tout, le gamin était à moitié musulman. Aïcha ne se sentait aucunement responsable de la partie chrétienne de son être, mais elle ne voulait pas le laisser aller dans le monde sans qu’il sache qu’il y avait – quelque part, quelque part ! – un dieu qui s’appelait Allah, un dieu de justice, de compassion et de pitié à qui on devait obéissance, et que lui, Khalid, comme tout le monde, serait convoqué devant ce dieu au Jugement Dernier.
« Et les Entités ? lui demanda Khalid, alors âgé de six ans. Elles vont être jugées par Allah elles aussi ?
— Les Entités ne sont pas des gens. Ce sont des djinns.
— C’est Allah qui les a créées ?
— Allah a créé toutes choses au Ciel et sur Terre. Il nous a créés avec l’argile du potier et a fait les djinns avec le feu sans fumée.
— Mais les Entités nous ont apporté le mal. Pourquoi Allah crée le mal, si c’est un Dieu miséricordieux ?
— Les Entités, dit Aïcha, mal à l’aise, consciente que de plus doctes qu’elle s’étaient colletés en vain avec ce problème, font le mal. Mais Elles ne sont pas malfaisantes en Elles-mêmes. Elles sont simplement les instruments d’Allah.