— Qui les a envoyées chez nous pour faire le mal ? Est-ce qu’un vrai dieu envoie le mal chez Son propre peuple, Aïcha ? »
Elle commençait à perdre pied dans cette conversation, mais elle resta patiente. « Nul ne comprend les voies d’Allah, Khalid. Il est le Dieu Unique et nous ne sommes rien devant lui. S’il avait des raisons de nous envoyer les Entités, c’étaient de bonnes raisons et nous n’avons pas le droit de les mettre en question. » Comme les raisons d’envoyer la maladie, songea-t-elle, la faim, la mort et les Anglais qui ont tué ton oncle Khalid dans la rue, et même l’Anglais qui t’a mis dans le ventre de ta mère et s’est enfui après. C’est Allah qui a envoyé tous ceux-là aussi dans le monde. Mais elle se rappela que si Richie Burke n’était pas entré comme un voleur dans cette maison pour coucher avec Yasmina, ce superbe enfant ne serait pas devant elle en ce moment. Du mal pouvait parfois sortir le bien. De quel droit demanderions-nous à Allah de se justifier ? Peut-être qu’en fin de compte, même les Entités avaient été envoyées ici-bas pour notre bien.
Peut-être.
Quant au père de Khalid, plus de nouvelles de lui. Il avait, paraît-il, rejoint clandestinement l’armée qui combattait les Entités ; mais Aïcha n’avait jamais entendu dire qu’il y eût pareille armée où que ce soit dans le monde.
Or, peu après le septième anniversaire de Khalid, un jeudi, alors qu’il rentrait en milieu d’après-midi de sa leçon de Coran chez le vieil Iskander Mustafa Ali, il trouva un Européen inconnu assis avec sa grand-mère, un homme pourvu d’une généreuse tignasse de cheveux blonds et bouclés et d’un visage maigre, anguleux, presque décharné, avec deux yeux froids et durs, bleu-vert, qui donnaient l’impression de vous fixer au travers d’un masque. Sa peau était si claire que Khalid se demanda s’il coulait du sang dans son corps ; on aurait dit de la craie. Cet étrange Européen était assis dans le propre fauteuil de sa grand-mère, qui avait l’air bizarre, tendue ; Khalid ne l’avait encore jamais vue comme ça : des gouttes de sueur luisantes perlaient sur son front et ses lèvres étaient serrées. L’Européen se renversa dans son fauteuil, et dit en croisant les jambes, les plus longues que Khalid ait jamais vues : « Tu sais qui je suis, mon petit ?
— Comment il le saurait ? » fit sa grand-mère.
L’Européen se tourna vers Aïcha : « Laisse-moi faire, si t’y vois pas d’inconvénient. » Puis, revenant vers Khalid : « Amène-toi, mon bonhomme. Mets-toi devant moi. Alors voilà la petite merveille ? Tu t’appelles comment, mon petit ?
— Khalid.
— Khalid. Qui t’a donné ce nom-là ?
— Ma mère. Elle est morte. C’était le nom de mon oncle. Il est mort lui aussi.
— Ça fait un sacré tas de gens qui sont morts et qui étaient vivants dans le temps, ouais. Bon, Khalid, je m’appelle Richie.
— Richie », répéta Khalid d’une toute petite voix, car il avait déjà commencé à saisir le sens de cette conversation.
« Oui, Richie. T’as jamais entendu parler de quelqu’un du nom de Richie ? Richie Burke.
— Mon… mon père, dit Khalid encore plus discrètement.
— Dans le mille ! T’as décroché le gros lot, mon pote ! Non seulement beau gosse, mais futé, en plus ! C’est un peu normal, non ? Me revoilà, petit, ton père disparu ! Approche, et viens embrasser ton père. »
Khalid jeta un regard inquiet en direction d’Aïcha. Elle était encore toute pâle, le visage luisant de sueur. Elle avait l’air malade. Au bout d’un moment, elle lui donna le feu vert d’un hochement de tête imperceptible.
Khalid avança d’un demi-pas et l’homme qui se disait son père l’attrapa par le poignet, l’attira vers lui sans tendresse et le pressa contre lui, mais pas pour un vrai baiser, car il n’y eut qu’un frottement de joues. Le contact abrasif avec cette joue râpeuse fut douloureux pour Khalid.
« Et voilà, mon petit. Je suis de retour, tu vois ? Je suis parti pendant sept ans de malheur, sept ans pourris, mais maintenant je suis revenu et je vais vivre avec toi et être ton père. Tu peux m’appeler “papa”. »
Khalid le fixait, muet de stupeur.
« Allez. Vas-y. Répète : “Je suis tellement heureux que tu sois revenu, papa.”
— Papa, dit Khalid, mal à l’aise.
— Le reste aussi, s’il te plaît.
— Je suis tellement heureux…
— Que je sois revenu.
— Que tu sois revenu…
— Papa. »
Khalid hésita puis ajouta : « Papa.
— Bravo ! Tu me plais ! Un peu d’entraînement, et tu finiras par y arriver. Dis-moi, petit, t’as jamais pensé à moi en grandissant ? »
Khalid interrogea à nouveau Aïcha du regard. Elle hocha discrètement la tête.
« Oui, de temps en temps, articula Khalid d’une voix rauque.
— De temps en temps, c’est tout ?
— Eh bien, on n’est pas nombreux à avoir un père. Mais, des fois, j’ai rencontré quelqu’un qui en avait un, et là, j’ai pensé à toi. Je me demandais où tu étais. Aïcha disait que tu étais parti te battre contre les Entités. C’est vrai, ça, papa ? Tu t’es battu contre Elles ? Tu en as tué ?
— Pose pas de questions idiotes. Dis-moi, mon garçon : tu t’appelles Burke ou Khan ?
— Burke. Khalid Halim Burke.
— Appelle-moi “monsieur” quand tu m’appelles pas “papa”. Dis : “Khalid Halim Burke, monsieur.”
— Khalid Halim Burke, monsieur. Papa.
— L’un ou l’autre. Pas les deux. » Richie Burke se leva du fauteuil et se déplia – par sections successives, semblait-il – jusqu’à une hauteur prodigieuse. Il était immensément grand et très maigre. Sa minceur accentuait sa taille. Khalid, quoique grand pour son âge, était un nain à côté de lui. Il lui vint à l’esprit que cet homme n’était pas du tout son père, n’était même pas un homme mais plutôt une sorte de démon, de djinn, qui s’était échappé de sa bouteille, comme dans l’histoire que lui avait racontée Iskander Mustafa Ali. Il garda cette pensée pour lui.
« Bien, dit Richie Burke. Khalid Halim Burke. J’aime ça. Un fils doit porter le nom de son père. Mais “Khalid Halim”, non. À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles… euh… Kendall. Ken pour les intimes.
— Khalid était…
— … le nom de ton oncle, je sais. Bon, ton oncle est mort. Pratiquement tout le monde est mort, Kenny. Kendall Burke, un nom tout ce qu’il y a de plus anglais. Kendall Hamilton Burke, c’est les mêmes initiales, en plus, mais c’est anglais. Qu’est-ce t’en dis, mon garçon ? T’es vraiment un beau gosse, Kenny ! Je vais t’apprendre deux ou trois trucs, c’est promis. Je vais faire un homme de toi. »
Me revoilà, petit, ton père disparu !
Khalid n’avait jamais su ce que c’était d’avoir un père, pas plus qu’il ne s’était beaucoup penché sur la question. Il n’avait jamais connu la haine, parce qu’Aïcha était une personne foncièrement calme, stable et tolérante, à l’âme trop solide pour perdre son temps ou sa précieuse énergie à détester quoi que ce soit, et que Khalid avait toujours pris exemple sur elle. Mais Richie Burke, qui apprenait à Khalid ce que c’était d’avoir un père, lui fit comprendre aussi ce qu’était la haine.
Richie emménagea dans la chambre d’Aïcha, envoyant celle-ci dormir dans l’ancienne chambre de Yasmina. Elle s’était vite délabrée, mais ils l’arrangèrent un peu ; ils chassèrent les araignées, collèrent de la toile cirée sur les vitres manquantes et reclouèrent une ou deux lames de parquet éprises de liberté. Aïcha y transporta toute seule son armoire à linge, où elle plaça les photographies encadrées des morts de la famille qu’elle avait conservées dans son ancienne chambre, et utilisa deux vieux saris qu’elle ne portait plus pour égayer les parties du mur où la peinture s’était écaillée.