Elle sembla comprendre le problème. « C’était le frère du colonel Carmichael. Il est mort… Vous êtes vous-même un Carmichael, hein ? Je le reconnais à vos yeux. Et à la manière dont vous tenez. Comment vous appelez-vous ?
— Anson, madame… Anson Carmichael, oui.
— Le Colonel s’appelait Anson. Et il avait un fils qui s’appelait Anson lui aussi. On l’appelait Anse. Vous êtes le fils d’Anse ?
— Non, madame, le fils de Ron.
— Vraiment ? Le fils de Ron. Il a fini par avoir l’esprit de famille, alors. Je suppose que des tas de choses ont changé… Laissez-moi réfléchir : vous devriez donc être Anson V, n’est-ce pas ? Comme dans une dynastie royale.
— Anson V, oui, madame.
— Bien, je vous salue, Anson V. Je suis Cindy Ière. Pouvons-nous entrer, s’il vous plaît ? Nous avons fait un long voyage.
— Attendez ici. Je vais me renseigner. »
Anson retourna au bâtiment principal, toujours au petit trot. Charlie, Steve et Paul étaient assis à une table dans la chambre des cartes avec une liasse de listings étalée devant eux.
« II y a une femme inconnue à la grille, leur annonça Anson. Et il y a un homme de type étranger avec elle. Elle dit qu’elle est une Carmichael. Qu’elle a été mariée, dans le temps, avec un frère du Colonel qui s’appelait Mike. Le type, je ne sais pas du tout qui c’est. Elle a l’air de bien connaître la famille… Est-ce que par hasard le Colonel avait un frère qui s’appelait Mike ?
— Pas que je sache, dit Charlie. Sinon, c’était avant que je sois né. »
Steve se contenta de hausser les épaules, mais Paul demanda : « Elle a quel âge ? À ton avis, elle est plus vieille que moi ?
— À mon avis, oui. Et même plus que l’oncle Ron, peut-être. À peu près de l’âge de la tante Rosalie, y me semble.
— Elle t’a dit son nom ?
— Cindy. »
Paul ouvrit de grands yeux. « Ça alors !
— Alors quoi, cousin ? dit Ron qui entrait justement dans la pièce. Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu ne vas pas le croire. Mais l’ambassadrice d’outre espace est apparemment rentrée au bercail ; elle attend à la grille. Cindy, je veux dire. La femme de Mike. Qu’est-ce que t’en dis ? »
Toute la famille du Colonel habitait au sommet de la colline et le ranch était donc devenu une sorte de communauté Carmichael. Cindy ne s’y attendait pas. Ça faisait beaucoup de Carmichael, surtout en comptant les gosses. Elle se sentit quelque peu en état d’infériorité numérique.
C’était étonnant de les revoir tous, ces gens qui, dans un lointain passé, avaient pour ainsi dire constitué sa parenté pendant quelques années. Non que Cindy ait été particulièrement proche d’aucun d’entre eux dans sa phase déjantée à Los Angeles. À l’exemple du redoutable Colonel, ils ne lui avaient jamais vraiment permis d’entrer dans le cercle de famille, sauf peut-être Anse, le neveu de Mike, qui l’avait traitée assez poliment. Pour les autres, elle n’était que la hippie attardée, la folle qu’avait épousée Mike, qui portait des vêtements bizarres, tenait des propos bizarres et avait des idées bizarres, et ils lui avaient très clairement signifié qu’ils voulaient la fréquenter le moins possible, voire pas du tout. Ce qui, au fond, ne déplaisait pas à Cindy. Les autres avaient leur vie à eux ; Mike et elle avaient la leur.
Mais c’était le passé, Mike avait depuis longtemps disparu et le monde avait changé au delà de tout ce qu’on aurait pu imaginer ; elle avait changé elle aussi, tout comme eux. Et ces gens étaient pratiquement tout ce qui lui restait en fait de famille. Elle ne pouvait pas se laisser rejeter par eux à présent.
« Je ne peux pas vous dire combien je suis heureuse d’être ici, d’être à nouveau au milieu des Carmichael. Ou d’être au milieu des Carmichael pour la première fois, à vrai dire. Je ne faisais pas tellement partie de la famille à l’époque, hein ? Mais j’aimerais en faire partie maintenant. Vraiment. »
Ils étaient en arrêt devant elle comme si une Entité – ou à la rigueur un Globule – s’était on ne sait comment égarée dans leur repaire sur les collines et se tenait parmi eux.
Cindy soutint leur regard. Elle les dévisagea les uns après les autres et rassembla ce dont elle se souvenait à leur sujet.
Ronnie. Celui-là devait être Ronnie, là, au milieu du groupe. Il semblait diriger les opérations désormais. C’était bizarre de voir Ronnie commander. Elle se souvenait du rusé Ronnie comme d’un marginal, d’un escroc, d’un manipulateur, d’un homme d’affaires louche que la famille avait toujours tenu à l’écart. Plutôt qu’elle, Cindy, c’était lui qui avait été la brebis galeuse. Mais voilà qu’elle le retrouvait là, à cinquante, voire cinquante-cinq ans, grand et robuste, devenu très corpulent avec l’âge, ses cheveux blonds presque blancs, et on voyait tout de suite qu’il avait changé aussi à l’intérieur, en profondeur, qu’il était devenu plus fort, plus constant, bref, qu’il s’était colossalement transformé au cours de ces vingt ans et des poussières. Avant, il n’avait jamais eu l’air sérieux.
À côté de lui, sa sœur Rosalie. Une belle femme à l’époque, se souvint Cindy, et qui avait très bien vieilli, était restée grande, digne, maîtresse d’elle-même. Elle devait avoir dans les soixante ans mais faisait beaucoup moins. Mike lui avait dit un jour que Rosalie avait causé beaucoup de problèmes quand elle était jeune – elle se droguait, couchait à droite et à gauche –, mais tout cela était bien loin désormais. Elle avait épousé un gros lourdaud d’informaticien et s’était assagie du jour au lendemain. Ça devait être lui, à côté : ce gros type chauve au teint terreux. Cindy ne se souvenait pas de son nom.
Et celle-là – la blonde filiforme – devait être la femme d’Anse. Le type ménagère de banlieue verte à l’époque, un peu sur les nerfs. Cindy l’avait trouvée totalement sans intérêt. Encore un nom d’oublié.
L’homme plus jeune – Paul, non ? – était le fils de l’autre frère de Mike. Un charmant professeur qui enseignait les sciences dans quelque université au sud de L.A. et devait avoir dans les quarante-cinq ans à présent. Cindy se rappela qu’il avait une sœur. Absente, apparement.
Quant aux autres, quatre étaient des gosses entre vingt-cinq et trente ans, et l’autre, l’adolescent, était le fils de Ron, celui qui les avait accueillis à la grille. Le reste se composait probablement des enfants d’Anse ou de Paul. Ils se ressemblaient tous plus ou moins, sauf un, manifestement le plus vieux ; trapu, les yeux marron, il commençait déjà à perdre ses cheveux. Comme il y avait très peu de Carmichael en lui, Cindy supposa que c’était le fils de Rosalie et de son informaticien. Elle aurait le temps de connaître les autres plus tard. Restait une femme entre quarante-cinq et cinquante ans qui se tenait juste à côté de Ron. Elle lui était vaguement familière mais n’était certainement pas une Carmichael, avec ces yeux noirs et ce corps menu. La femme de Ronnie, selon toute vraisemblance.
« Et le Colonel ? demanda Cindy après avoir terminé son tour d’horizon. Qu’est-ce qu’il est devenu ? Se pourrait-il qu’il vive encore ?
— Cela se pourrait jusqu’à être vrai, dit Ronnie. Il a presque quatre-vingt-cinq ans et je ne crois pas qu’il en ait pour beaucoup plus longtemps à être des nôtres. Il va être sacrement surpris de vous voir.
— Et pas très content, je parie. Vous savez certainement qu’il n’a jamais eu une très bonne opinion de moi. Et à juste titre, si ça se trouve.
— Il sera heureux de vous voir aujourd’hui. Vous êtes la personne la plus proche de son frère Mike. Il passe le plus clair de son temps dans ses souvenirs. Évidemment, il n’a plus beaucoup d’avenir. »