— C’est ce que je veux.
— D’accord. Bienvenue chez nous. » Pour une fois, son regard féroce s’adoucit un peu. « Je t’aime, Cindy. Ça m’a pris trente ans pour arriver à dire ça ; je crois qu’il fallait au préalable que le monde soit conquis par des extraterrestres, que Mike meure et que se produisent un tas d’autres phénomènes incontrôlés. Mais je t’aime. C’est tout ce que je veux dire. Je t’aime, Cindy.
— Et je vous aime aussi, dit-elle doucement. Je vous ai toujours aimé. Je ne le savais pas, je crois, c’est tout. »
6. DANS QUARANTE ANS D’ICI
II y avait onze ans que Khalid était arrivé au ranch en compagnie de Cindy, et dix ans qu’il avait épousé Jill lorsqu’il révéla enfin à tout un chacun ce qu’il avait fait pour mériter d’être emprisonné par les Entités.
Onze ans.
Trente-trois depuis la Conquête. Inviolable, sacro-saint, le ranch flottait toujours au-dessus du monde meurtri comme une île suspendue dans les airs. Quelque part au dehors se trouvaient les imprenables enclaves des Entités, à l’intérieur desquelles les créatures conquérantes venues d’outre-espace vaquaient aux insondables activités impliquées par l’occupation de la planète conquise, occupation qui durait maintenant depuis un tiers de siècle sans relâchement ni explication. Quelque part au dehors, des équipes d’ouvriers travaillant dans des conditions qui équivalaient à l’esclavage dressaient d’énormes murailles autour de toutes les grandes métropoles de la Terre et, sous la férule de contremaîtres humains qui prenaient leurs ordres des extraterrestres, faisaient des tas d’autres choses dont personne ne pouvait appréhender le but. Et quelque part au dehors aussi, il y avait des camps de prisonniers dans lesquels des milliers ou des centaines de milliers de gens qui avaient enfreint un quelconque règlement obscur et inexplicable édicté par les monarques stellaires de la Terre étaient détenus au hasard de leurs caprices.
Ici, cependant, les Carmichael étaient au-dessus du monde. Il était désormais rare qu’un des membres de la famille quitte sa résidence au sommet de la montagne. Les limites du ranch étaient à présent beaucoup moins strictes ; le domaine des Carmichael s’était étendu vers l’extérieur et, dans une certaine mesure, vers le bas – vers les coteaux dépeuplés des alentours. Ils passaient leurs journées à cultiver des tomates et du maïs, à élever des moutons, des cochons et des bataillons de nouveaux bébés Carmichael. La procréation était en fait une activité essentielle. Le ranch grouillait d’enfants, les générations se bousculaient. Autre activité principale, évoquant une machine qu’on aurait aveuglément mise en marche sans savoir comment l’arrêter : faire semblant d’animer une Résistance qui consistait surtout en l’émission de chapelets de messages électroniques résolus et toniques à l’adresse d’autres groupes de Résistants dispersés dans le monde. Les Entités, plus opaques que jamais, devaient sûrement être au courant de ce qui se passait là-haut, mais elles s’abstenaient d’agir.
Les Carmichael vivaient dans un tel isolement que lorsqu’un étranger ou un espion entra par effraction dans leur domaine entouré de murailles quelques années après l’arrivée de Khalid, ce fut un événement totalement ahurissant, une intrusion sans précédent de la réalité dans leur sphère enchantée. Charlie le retrouva rapidement, l’abattit et la vie reprit son cours. Le monde continua de tourner pour les Carmichael invaincus au flanc de leur montagne comme pour les Terriens asservis en dessous d’eux.
Onze années. Pour Khalid, elles n’avaient duré qu’un instant.
Les Carmichael avaient désormais pratiquement oublié l’histoire de la détention de Khalid. Celui-ci vivait parmi eux comme un Martien au milieu des humains avec Jill, presque aussi martienne que lui, dans un chalet isolé à leur usage exclusif que Mike et Anson leur avaient construit derrière le potager. C’était là que Khalid passait ses journées à modeler des sculptures, grandes et petites, en pierre, en argile ou à base de morceaux de bois, là qu’il traçait des esquisses et s’apprenait à broyer des pigments pour en faire des couleurs et à peindre avec ; Jill et lui élevaient leur tribu d’enfants surnaturellement beaux, et jamais personne, pas même Khalid, ne se préoccupait trop de son mystérieux passé. Le passé n’était pas un lieu que Khalid tenait à visiter. Il ne recelait pas de chers souvenirs. Khalid préférait vivre un instant à la fois sans regarder ni devant ni derrière lui. Cependant, les passés d’autrui débordaient sur lui tout le temps, parce qu’il y avait seulement quelques pas à faire entre son chalet et le cimetière du ranch, sis à l’écart dans une petite enceinte naturelle caillouteuse fermée par des rochers, sorte de canyon en cul-de-sac juste à gauche de la parcelle dévolue aux légumes. Khalid allait souvent s’y asseoir au milieu des défunts ; là, il regardait au loin en ne pensant absolument à rien.
La vue dont on jouissait depuis le cimetière s’y prêtait à merveille. Le petit canyon encaissé s’évasait au bas de sa pente en un canyon latéral plus vaste sur le versant ouest de la montagne, incliné non pas vers la ville de Santa Barbara mais vers la montagne suivante de la chaîne qui s’étirait parallèlement à la côte. On pouvait donc, adossé à la pente escarpée, plonger du regard au profond du ciel bleu où tournoyaient les faucons sans rencontrer guère d’obstacles, hormis la lointaine masse gris-brun de la montagne d’en face, celle qui bordait le ranch à l’ouest.
Les pierres tombales poussaient comme des champignons tout autour de lui, mais il n’en avait cure. Il n’avait pas plus peur des morts que des vivants. Et de toute façon, la plupart de ces gens lui étaient inconnus.
La stèle la plus grande et la plus ouvragée appartenait à la tombe du colonel Anson Carmichael III, 1943-2027. Il y avait toujours des fleurs fraîches sur cette sépulture, chaque jour de l’année. Khalid croyait comprendre que le Colonel avait été le patriarche de cette communauté. Il était mort un jour ou deux après son arrivée au ranch. Khalid ne l’avait jamais rencontré.
Pas plus qu’il n’avait vu le capitaine Anson Carmichael IV, 1964-2024. Anson – les gens d’ici adoraient ce prénom. La communauté en était remplie. Le fils aîné de Ron Carmichael était un Anson ; le fils de Steve Gannett aussi, même si tout le monde l’appelait Andy. Et Khalid pensait qu’il y en avait d’autres II y avait tellement d’enfants qu’on avait du mal à s’y retrouver” Jill avait insisté pour que Khalid lui-même donne ce prénom à l’un de ses fils : Rachid Anson Burke. Le personnage qui occupait la tombe devant lui, communément appelé « Anse », fils aîné de l’illustre Colonel, était mort avant son père. Triste histoire, manifestement, dont personne n’avait exposé les détails à Khalid. Jill ne parlait jamais d’Anse, bien qu’elle soit sa fille.