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La mère de Jill était inhumée à côté de son mari : Carole Mar-tinson Carmichael, 1969-2034. Khalid se souvenait d’elle comme d’une femme mince, pâle, déprimée, version usée et abîmée de sa superbe fille. Elle n’avait jamais grand-chose à dire. Khalid avait lui-même sculpté la stèle : deux anges ailés à l’intérieur d’une couronne tarabiscotée. Jill l’avait voulu ainsi. Juste derrière les tombes d’Anse et de Carole se trouvait celle d’une certaine Helena Carmichael Boyce, 1979-2021 – sur qui Khalid ne savait absolument rien –, et non loin de là, la sépulture du premier mari de Jill, le mystérieux Théodore Quarles, 1975-2023, dit « Ted ».

Tout ce que Khalid savait de Théodore Quarles était qu’il y avait une grande différence d’âge entre lui et Jill, qu’ils étaient mariés depuis environ un an lorsqu’il avait été tué par un éboule-ment lors d’un hiver tourmenté. Encore un homme dont Jill ne parlait jamais ; mais Khalid n’y voyait pas d’inconvénient non plus. Il ne trouvait aucun intérêt à en savoir plus sur Théodore Quarles qu’il n’en savait déjà – qu’il ait existé lui suffisait.

Et puis il y avait les tombes des divers enfants de la famille morts prématurément dans ce petit village à flanc de montagne qui n’avait pas de médecin. Cinq, six, sept pierres tombales de petite taille, sur une seule rangée. Elles aussi étaient habituellement fleuries. Mais il n’y avait jamais de fleurs sur la tombe voisine, celle de l’intrus anonyme – un espion quisling, peut-être -que Charlie avait tué six ou sept ans plus tôt après l’avoir surpris en train de rôder dans le local informatique. Ron avait insisté pour qu’il reçoive une sépulture convenable, mais il avait été vivement pris à partie par Charlie ; ils s’étaient disputés pendant des heures jusqu’à ce que le jeune Anson réussisse à les calmer. Seule une borne grossière distinguait la tombe. Elle était adossée à la paroi latérale du petit canyon et personne ne s’en approchait jamais.

C’était aussi dans cette partie du cimetière que se trouvaient deux stèles que Khalid avait lui-même dressées deux ans plus tôt. Il n’avait demandé la permission à personne. Et pourquoi donc ? Il habitait là lui aussi. Il en avait le droit.

L’une des stèles marquait l’emplacement de la tombe d’Aïcha. Bien sûr, il n’avait pas la confirmation définitive de sa mort. Mais il n’avait pas non plus de raison particulière de penser qu’elle vivait encore et il tenait à ce que sa mémoire soit honorée en ce lieu d’une manière ou d’une autre. C’était la seule personne dans tout l’univers qui ait jamais compté à ses yeux. Il lui sculpta donc une belle pierre tombale, avec des motifs raffinés à base d’arabesques entrelacées. Rien de figuratif : pas d’images gravées pour la pieuse Aïcha. Et il inscrivit en caractères gras, juste au milieu, AÏCHA KHAN. Avec quelques vers du Coran en dessous – en anglais, car Khalid avait oublié presque entièrement le peu d’arabe qu’Iskander Mustafa Ali avait réussi à lui apprendre : Allah soit loué, Seigneur de l’Univers. Toi seul nous adorons, et à Toi seul nous demandons secours. Pas de dates. Il ne savait pas quelles dates mettre.

L’autre stèle érigée par Khalid était plus simplement décorée et portait une inscription plus brève :

YASMINA. Mère de Khalid.

Pas de noms de famille. Il avait horreur du sien ; et même si Yasmina avait été mariée à Richie Burke, ce dont il doutait, il ne voulait pas voir ce nom sur sa pierre tombale. Il aurait pu l’appeler « Yasmina Khan ». Mais il lui semblait gênant que la mère et le fils aient des patronymes différents, aussi les supprima-t-il tous les deux. Pas de dates non plus. Khalid savait quand Yasmina était morte parce ce que c’était le jour de sa propre naissance, mais il n’était pas sûr de l’âge qu’elle avait alors. Elle était jeune, il n’en savait pas plus. Quelle importance, d’ailleurs ? La seule chose qui comptait était qu’on se souvienne d’elle.

L’observant tandis qu’il sculptait la stèle, Jill lui avait demandé : « Et tu vas en faire une pour ton père aussi ?

— Non. Pas pour lui. »

II rendait visite aux tombes d’Aïcha et de Yasmina par une lumineuse journée perdue au milieu d’un de ces interminables étés gorgés de soleil qui assaillaient chaque année le ranch dès février ou mars, lorsque, sans prévenir, Jill apparut sur la partie en pente du cimetière, là où se trouvait l’entrée, accompagnée d’un des enfants, la petite Khalifa, qui avait cinq ans.

« Tu es en train de prier, dit Jill. Je t’ai interrompu.

— Non. J’ai terminé. »

Khalid venait ici tous les vendredis et, penché au-dessus des deux tombes, prononçait quelques citations du Coran – citations reconstituées tant bien que mal à partir des lointains souvenirs des leçons prises à Salisbury auprès d’Iskander Mustafa Ali. Le jour où sonneront la première et la deuxième Trompettes, disait Khalid, tous les cours seront remplis d’effroi et tous les yeux s’écarquilleront dans une terreur respectueuse. Il disait ensuite : Lorsque le ciel se déchirera, lorsque les astres se disperseront et que les océans se réuniront, lorsque les tombes seront bouleversées, alors chaque âme saura ce qu’elle a fait et ce qu’elle n’a pas fait. Puis : Ce jour-là, certains auront le visage rayonnant, souriant et plein d’allégresse, car ils vivront en Paradis. Et ce jour-là le visage des autres sera voilé de ténèbres et couvert de poussière. C’était tout ce dont il se souvenait et il savait qu’il avait assemblé ces formules pêle-mêle à partir de différentes sections du Livre ; mais ses compétences s’arrêtaient là et il croyait qu’Allah ne lui en tiendrait pas rigueur, quand bien même nul n’était censé modifier le moindre mot des Écritures, parce qu’il ne pouvait faire mieux et qu’Allah n’exigeait pas de vous plus qu’il n’était possible.

Jill était pieds nus et ne portait qu’une bande d’étoffe bleue autour de la taille et une autre sur les seins. Khalifa ne portait rien du tout. On avait en ces temps-là du mal à trouver du tissu et les vêtements s’usaient bien trop vite ; quand il faisait chaud, les petits enfants se promenaient tout nus et la plupart des jeunes Carmichael adultes ne portaient que le strict minimum. À quarante ans, Jill se considérait toujours comme une jeune Carmichael ; elle avait beau avoir mis cinq enfants au monde et en porter les marques, sa silhouette élancée évoquait encore la jeunesse.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Khalid.

Ce devait être suffisamment inhabituel pour amener Jill en ce lieu pendant qu’il faisait ses prières. Car chacun veillait tout particulièrement à respecter l’intimité de l’autre.

« Khalifa dit qu’elle a vu une Entité. »

Voilà qui était assurément inhabituel, songea Khalid. Il regarda l’enfant. Elle n’avait pas l’air particulièrement bouleversée. Plutôt très calme, en fait.

« Ah oui, une Entité ? Et ça s’est passé où ?

— Elle dit que c’est à la pataugeoire. L’Entité est entrée dans la mare avec elle et a fait gicler de l’eau de tous les côtés. Elle a joué avec la petite et lui a parlé un bon bout de temps. Et puis elle l’a prise dans ses bras, l’a emmenée en voyage dans le ciel et l’a ramenée.

— Tu crois vraiment à ça ? » demanda Khalid.

Jill haussa les épaules. « Pas nécessairement. Mais comment savoir si c’est arrivé ou pas ? Je croyais que tu le saurais, toi. Et si Elles commençaient à fureter dans les parages ?

— C’est possible. »

Jill était comme ça : elle ne portait pas de jugements, ne tirait pas de conclusions. Elle traversait la vie en flottant comme un Globule et touchait rarement le sol. Parfois, Khalid et elle passaient des jours d’affilée sans se parler, même si tout allait bien entre eux ; dans ces périodes-là, ils se retrouvaient au lit tous les soirs plus naturellement et passionnément que jamais. En onze ans de vie commune, Khalid n’avait jamais tenté de pénétrer les pensées intérieures de Jill, et réciproquement. Chacun respectait l’intimité de l’autre. Ils étaient faits du même bois.