Il s’agenouilla près de la petite fille et lui demanda gentiment : « Alors, tu as vu une Entité ?
— Oui. Elle m’a fait voler dans l’espace. »
Khalifa était la plus belle de ses cinq remarquables enfants. Une vraie figure d’ange. Elle combinait ce qu’il y avait de mieux dans la blonde et pâle beauté de sa mère et dans les traits hybrides, plus exotiques de son père. Ses membres allongés annonçaient déjà une prodigieuse stature ; sa chevelure était une chatoyante toison dorée aux reflets de bronze ; ses yeux faisaient penser à deux gemmes bleu-vert ; sa peau transparente conservait une trace subtile du teint fauve de Khalid, un rougeoiement sous-cutané rappelant le cuivre bruni.
« Elle était comment, cette Entité ? s’enquit-il.
— Un peu comme un lion, et un peu comme un chameau. Elle avait des ailes qui brillaient et une longue queue de serpent. Elle était rosé partout et très grande.
— Grande comment ?
— Aussi grande que toi. Peut-être un petit peu plus grande, même. »
Ses grands yeux étaient sérieux et sincères. Mais c’était forcément une fable. Il n’y avait pas d’Entités correspondant à ce signalement. À moins, bien sûr, qu’une nouvelle espèce soit récemment arrivée sur Terre.
« Tu as eu peur ? poursuivit Khalid.
— Un peu. Elle faisait un peu peur, je crois. Mais elle a dit qu’elle me ferait pas de mal si je restais tranquille. Elle a dit qu’elle voulait jouer avec moi, c’est tout.
— Jouer ?
— On a joué à s’éclabousser, et puis on a dansé en rond dans la mare. Elle m’a demandé comment je m’appelais et comment s’appelaient ma maman et mon papa et des tas d’autres choses que je me rappelle pas. Après, elle m’a emmenée dans l’espace. On est allées sur la Lune et puis on est revenues. J’ai vu des châteaux et des rivières sur la Lune. Elle a dit qu’elle reviendrait pour mon anniversaire et qu’elle m’emmènerait encore dans l’espace.
— Sur la Lune ?
— Sur la Lune, sur Mars et des tas d’autres endroits. » Khalid hocha la tête. Il considéra quelques instants les traits angéliques de Khalifa et s’émerveilla à la pensée des visions qui se bousculaient derrière ce petit front lisse. Puis il reprit : « Comment tu sais à quoi ressemblent les lions et les chameaux ?
— C’est Andy qui m’en a parlé », répondit-elle presque sans hésiter.
Andy. Maintenant, tout s’expliquait. Son cousin Andy, douze ans, le fils de Steve et de Lisa, était une bouillonnante fontaine de fantasmes débridés. Trop intelligent pour que ça lui rapporte quoi que ce soit, éternellement en train de jouer les sorciers de l’informatique et de créer toutes sortes de gadgets inouïs. Et son regard avait quelque chose de diabolique, même quand il n’était qu’un bébé.
« Andy t’a parlé des lions et des chameaux ?
— Il m’a montré des images sur l’écran de sa machine. Et il m’a raconté des histoires. Andy raconte beaucoup d’histoires.
— Ah, fit Khalid en décochant un regard à Jill. Est-ce qu’Andy te raconte aussi des histoires sur les Entités ?
— Des fois.
— Et ça, c’est une histoire qu’il t’a racontée ?
— Oh, non. C’est arrivé pour de vrai.
— À toi, ou à Andy ?
— À moi ! À moi ! » Elle était indignée. Elle lui lança un regard irrité, furieux même, comme si elle était agacée de voir sa parole mise en doute. Mais soudain, tout changea. Une expression d’incertitude, voire de peur apparut sur son visage d’enfant. Sa lèvre inférieure se mit à trembler. Elle était au bord des larmes. « Je… j’avais juré de pas t’en parler. J’aurais pas dû. La seule à qui j’en ai parlé, c’est maman, et c’est elle qui t’en a parlé. Mais l’Entité m’avait dit de raconter à personne ce qui s’était passé, ou alors elle me tuerait. Elle va pas me tuer, hein, Khalid ?
— Non, mon enfant, dit-il en souriant. Ça n’arrivera pas.
— J’ai peur. » Elle était à présent au bord des larmes.
« Mais non. Rien ne va te tuer. Ecoute-moi, Khalifa : si cette prétendue Entité ou toute autre sorte de créature revient ici et t’embête encore, tu me le dis tout de suite et moi je la tue. J’ai déjà tué une Entité une fois dans ma vie, et je peux recommencer. Alors, tu n’as pas de raison d’avoir peur.
— Tu tuerais une Entité, vraiment ?
— Si elle essayait de t’embêter, oui. Instinctivement, je le ferais. » II l’attira contre lui, la souleva, la serra sur son coeur puis la reposa doucement, lui tapota son petit derrière nu, lui dit encore une fois de ne pas s’inquiéter au sujet de l’Entité et la renvoya à la maison.
Puis, se tournant vers Jill : « Cet Andy ne fait que des bêtises. Il faudrait que je le voie pour lui dire de ne pas bourrer le crâne de la petite avec ses idées loufoques. »
Jill le regardait d’un air bizarre.
« J’ai dit une connerie ?
— Andy n’est pas le seul à lui bourrer le crâne d’idées loufoques, à mon avis. Pourquoi lui avoir raconté que tu as déjà tué une Entité ?
— Rien de loufoque là-dedans. C’est la vérité.
— Allez, Khalid.
— À ton avis, qu’est-ce qui m’a valu de me faire boucler par les Entités ? Souviens-toi, j’étais un détenu en cavale quand j’ai débarqué ici. » Jill le regardait comme s’il s’était mis à s’exprimer dans une langue inconnue. Mais, songea Khalid, il était grand temps qu’il lui parle de cela. « II y a bien des années, poursuivit-il, en Angleterre, une Entité a été abattue sur une route de campagne. C’est moi qui avais fait le coup. Mais Elles n’avaient aucun moyen de le savoir, alors il y a eu une rafle générale dans la région et tous les gens ont été exécutés ou déportés dans des camps. Cindy est la seule personne à qui j’en aie jamais parlé. Je ne suis pas sûr qu’elle m’ait cru. » Jill continuait de le fixer. « Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne crois pas que j’aurais pu faire un truc comme ça ?
— Si, dit-elle finalement. Je crois que si. »
II trouva Andy exactement là où il s’attendait à le trouver, sur un banc devant le local informatique, en train de bricoler sur un de ses ordinateurs portables. Le gamin, comme son père, comme son grand-père, semblait n’exister que pour l’informatique ; et il écrivait probablement des programmes dans son sommeil, en plus.
« Andy ?
— Une minute, Khalid.
— Il faut que je te parle.
— Une minute, merde ! »
Calmement, Khalid abaissa la main et pressa un bouton sur le clavier. L’écran s’éteignit. Le gamin lui jeta un regard féroce et se releva d’un bond, les poings serrés. Il était grand pour son âge et très bien développé, mais Khalid, nullement ébranlé, était prêt à riposter. Il n’irait certes pas jusqu’à frapper Andy – frapper un gosse de douze ans, ça rappellerait trop Richie –, mais il le maîtriserait, si nécessaire, jusqu’à ce que sa colère se soit dissipée.
Heureusement, Andy retrouva vite son sang-froid. « T’aurais pas dû faire ça, Khalid, dit-il d’un ton aigre. T’aurais pu effacer ce que j’étais en train d’écrire.
— Quand un adulte te dit de faire attention, tu fais attention. C’est la règle ici. Alors, ne me traite plus par-dessous la jambe quand je t’informe que veux te parler. Qu’est-ce que tu étais en train de faire ? D’espionner les conversations secrètes des Entités ? »