Выбрать главу

La colère d’Andy retomba. « À ton service », lui dit-il en grimaçant un sourire insolent.

Le gamin était nu. Khalid en était gêné. Andy n’avait peut-être que douze ans, mais son corps était déjà celui d’un homme ; il aurait dû se couvrir. La pensée que cet homme-enfant nu ait pu jouer avec sa petite fille également nue et lui raconter des fariboles ne le réjouissait pas outre mesure.

« Khalifa me dit que tu inventes des histoires très intéressantes sur des espèces nouvelles d’Entités, commença-t-il. En particulier une qui ressemble un peu à un lion et un peu à un chameau.

— Y a rien de mal là-dedans.

— C’est vrai, alors ?

— Bien sûr. Je montre aux mômes toutes sortes de graphismes.

— Fais-moi voir. »

Andy ralluma l’ordinateur. Quatre lignes de caractères brillants ourlés de flammes embrasèrent aussitôt l’écran :

PROPRIÉTÉ PRIVÉE D’ANSON CARMICHAEL GANNETT BAS LES PATTES, CONNARD ! OUI, TOI ! ! !

Il appuya sur une touche, puis sur une autre, et encore une autre, et une image d’un réalisme frappant commença à se former sur l’écran. Un animal mythique, apparemment, avec le faciès allongé et comique d’un chameau, les griffes féroces d’un lion, les ailes splendides d’un aigle et une longue queue reptilienne. Andy ajouta rapidement les détails jusqu’à ce que la créature soit quasi tridimensionnelle. Prête à crever l’écran et à se mettre à danser autour d’eux. Elle tournait la tête latéralement, leur souriait, louchait, faisait les gros yeux, exhibait une rangée de crocs luisants qu’aucun chameau n’avait jamais possédée.

Comment le gamin avait-il fabriqué ça ? Khalid ne connaissait presque rien à l’informatique. C’était pour lui comme de la magie, de la magie noire. L’ouvre d’un djinn – un des djinns malfaisants. L’ouvre d’un démon.

« C’est quoi, cette créature ?

— Un griffon. Je l’ai trouvé dans un texte de mythologie. C’est moi qui ai rajouté la tête de chameau, pour m’amuser.

— Et tu as dit à Khalifa que c’était une Entité ?

— Euh… c’est elle qui a eu l’idée, pas moi. Je lui montrais des graphismes, c’est tout. Elle t’a dit que j’avais appelé ça une Entité ?

— Elle a dit qu’elle avait vu une Entité, qu’elle était venue la trouver, avait joué avec elle et l’avait emmenée sur la Lune. Et des tas d’autres trucs délirants. Mais elle a dit aussi tu lui as montré pas mal de choses comme ça sur ton ordinateur.

— Et alors ? Où est le problème, Khalid ?

— Elle est encore toute petite. Elle n’a pas encore appris à distinguer la réalité de la fiction. Ne l’embrouille pas avec tes histoires, Andy !

— Faut pas que je lui raconte d’histoires, c’est ça que tu veux me dire ?

— Ne lui embrouille pas la tête, voilà ce que je veux te dire… Et puis, habille-toi un peu. Tu es trop vieux pour te balader avec tout ton bazar à l’air. »

Khalid s’éloigna rapidement. Il était troublé d’avoir à donner des ordres à des jeunes gens sur un ton agressif. Cela faisait remonter à la surface de vieux souvenirs désagréables.

Mais ce gosse, Andy… il fallait que quelqu’un lui impose un minimum de discipline. Khalid savait qu’il n’était pas fait pour ce rôle ; n’empêche qu’il fallait que quelqu’un intervienne. Andy était trop sauvage, trop insolent. Son esprit de rébellion s’accentuait de semaine en semaine. D’accord, il était très bon en informatique ; excellent, prodigieux, même. Mais Khalid n’en voyait pas moins sa sauvagerie et s’étonnait d’être le seul à la voir. Andy faisait déjà pratiquement tout ce qu’il voulait ; comment serait-il plus tard ? Serait-il le premier Carmichael quisling ? Le premier borgmann de la famille ?

Il s’écoula près d’un an avant que l’histoire que Khalid avait racontée à Jill ait des répercussions. Il avait complètement oublié la conversation qui l’avait amené à son aveu.

Il était en train de sculpter une statue de Jill dans une dalle de manzanita rouge, la dernière d’une série qu’il avait produite au fil des années. De petites assemblées de statues – tout un peuple de Jill – s’alignaient autour du chalet par groupes de trois et de quatre. Jill debout, Jill agenouillée, Jill en train de courir, figée en pleine foulée, ses longs cheveux ondulant derrière elle, Jill étendue, le coude sur le sol, la tête reposant sur son poing ; Jill avec un bébé au creux de chaque bras ; Jill endormie. Dans toutes ces poses, elle était nue. Et elle était exactement semblable d’une statue à l’autre ; c’était toujours la Jill juvénile des premiers jours de Khalid au ranch, la Jill au visage lisse, non encore marqué, au ventre plat, aux seins fermes et haut perchés. Il la faisait poser pour chaque nouvelle statue, mais ne la montrait que sous sa forme première et non sous sa forme actuelle.

Elle avait fini par s’en rendre compte et le lui avait dit. « C’est ainsi que je te verrai toujours », lui avait-il expliqué. Elle n’en continuait pas moins de poser pour lui, même s’il était conscient que cela n’était pas nécessaire, puisque ses sculptures rendaient hommage à la Jill qu’il avait dans la tête.

Elle participait à une de ces séances par un beau matin de printemps doux et humide, lorsque Tony, le fils cadet de Ron Carmichael, qui allait sur ses vingt ans, grand garçon musclé, décontracté, avec une crinière léonine de cheveux dorés qui lui descendait sur les épaules, s’approcha de Khalid. Il n’accorda qu’un vague coup d’œil à Jill qui se tenait nue, les bras écartés et la tête tournée vers le ciel comme si elle allait s’envoler. Tous les gens qui passaient près du chalet de Khalid étaient habitués à la voir poser.

Khalid leva les yeux.

« Mon frère voudrait te parler, dit Tony. Il est dans la chambre des cartes.

— Oui. Tout de suite. » Et Khalid remit ses ciseaux dans leur coffre.

La chambre des cartes était une salle spacieuse et aérée du corps principal de bâtiments, la dernière de la série de pièces de l’aile qui se déployait à la gauche de la salle à manger. Le Colonel, longtemps auparavant, en avait couvert les murs lambrissés d’acajou d’une importante collection de cartes et de graphiques militaires datant de la guerre du Viêt-nam – plans de champs de bataille, de villes et de ports encadrés sous verre, d’où surgissaient, fermement soulignés en rouge, des noms bizarres et insolites qui avaient dû jadis être terriblement importants : Haiphong, Cam Rahn, Phan Rang, Pleiku, Khe Sahn, la Drang, Bin Dinh, Hué. Il en émanait une agréable ambiance stratégique et, vers la fin de la vie du Colonel, Ron Carmichael en avait fait le quartier général des opérations de la Résistance. Une ligne téléphonique directe posée par Steve et Lisa Gannett la reliait au centre de communications derrière la maison.

Une meute de Carmichael se trouvait là lorsque Khalid entra. Assis les uns à côté des autres comme une assemblée de juges derrière le grand bureau incurvé recouvert de cuir, ils le regardaient tous avec une intensité particulière, comme ils auraient regardé un monstre mythologique qui se serait égaré dans la pièce. Trois d’entre eux étaient des Carmichael pur jus : Mike, le plus aimable des deux frères de Jill, et ses cousins Leslyn et Anson, deux des enfants de Ron. Steve Gannett était là lui aussi : une sorte de Carmichael, certes, mais pas aussi Carmichael que les autres – trop grassouillet, trop chauve, et les yeux d’une autre couleur. Khalid ne se souciait pas toujours de mémoriser correctement les liens de parenté entre tous ces gens. Le destin avait décrété qu’il devait vivre parmi eux, et même épouser l’une des leurs et avoir des enfants avec elle ; mais cela ne lui donnait pas pour autant le sentiment d’appartenir pour de vrai à leur famille. Anson siégeait au centre du groupe. Khalid avait cru comprendre que ces derniers mois, son père Ron commençant à se faire vieux, Anson avait fini par prendre la direction des opérations. Plus jeune que Mike, Charlie et leur sœur Jill, beaucoup plus jeune que Steve, il n’avait pas encore tout à fait trente ans ; mais c’était manifestement lui qui commandait à présent, le Carmichael des Carmichael, celui qui avait la force nécessaire pour donner les ordres, celui qui ne laissait jamais passer une occasion. C’était un grand gaillard, au visage large, au teint très pâle, avec une épaisse tignasse blonde qui lui retombait bas sur le front. Et bien sûr, ce regard à perforer le roc que tous ces Carmichael avaient de naissance. Aux yeux de Khalid, il avait toujours l’air d’être remonté à bloc, trop, peut-être, et d’être aussi un peu fragile à l’intérieur, si bien qu’il ne faudrait pas grand-chose pour le faire se casser en deux.