— Je suppose que je pourrais essayer. Mais je ne crois pas que ça marche. Je crois qu’il faut être né avec.
— Peut-être que non. Peut-être que ça pourrait s’apprendre.
— Peut-être.
— Est-ce que tu pourrais essayer de me l’apprendre à moi ? »
Khalid resta stupéfait qu’Anson veuille se porter candidat à ce qui serait sûrement une mission suicide. Il pouvait presque comprendre cette sorte de dévouement, du moins dans l’abstrait. Mais Anson était père de famille nombreuse comme lui. Il avait déjà six, sept enfants, et il était encore jeune ; il avait même quelques années de moins que Khalid. Au rythme d’un par an, les enfants sortaient avec une régularité invariable du ventre de Raven, la petite épouse dodue aux hanches généreuses qu’Anson s’était dégotée dans l’enclos du personnel du ranch. On savait que le printemps arrivait au fait que Raven produisait son bébé annuel. Anson dédaignait-il la joie de voir ces enfants grandir ? Il risquait de perdre tout cela en tentant imprudemment de tuer quelque être monstrueux venu d’une autre planète : le jeu en valait-il la chandelle ?
Mais à quoi bon discuter ?
« Tu n’y arriverais jamais, dit Khalid. Tu n’as pas la tournure d’esprit qu’il faut. Tu ne pourrais jamais être indifférent à tout.
— Essaie quand même avec moi.
— Non. Ce serait une perte de temps pour toi comme pour moi.
— T’es vraiment buté quand tu t’y mets, salaud !
— Eh oui. Je suis comme ça. »
II attendit qu’Anson s’en aille. Mais celui-ci ne bougea pas d’un pouce ; il le regardait en fronçant les sourcils et se mordait la lèvre, visiblement en train d’échafauder un autre plan. Quelques secondes s’écoulèrent, puis il lâcha : « Très bien, Khalid. Qu’est-ce que tu dirais de mon frère Tony ? Il m’a dit qu’il serait d’accord.
— Tony », répéta Khalid. Le gros balourd, ouais. Avec lui, c’était une autre histoire. « Je suppose que je pourrais essayer avec Tony. Ça ne marcherait probablement pas avec lui non plus, parce que je crois que c’est un truc qu’on doit apprendre dès l’enfance, et même s’il y arrivait et qu’il veuille détruire l’Entité, je crois qu’il y laisserait sa peau. Il aurait beau être bien entraîné, Elles verraient clair dans son jeu quand même et le tueraient. Ce qui devrait te donner à réfléchir. Mais je pourrais le former, oui. Si c’est ce que tu veux. »
7. DANS QUARANTE-SEPT ANS D’ICI
Peu avant l’aube, l’œil larmoyant et le cerveau embrumé après toute une nuit de veille devant sept écrans d’ordinateur, Steve Gannett décida qu’il en avait assez. À un an de la cinquantaine, il n’était plus en âge de passer des nuits blanches. Il leva les yeux sur le jeune garçon blond qui venait d’entrer dans le centre de communications avec son petit déjeuner sur un plateau et dit : « Martin, tu n’aurais pas vu mon fils Andy dans le coinr ce matin ?
— Je suis Frank, monsieur.
— Pardon. Frank. » Tous ces satanés rejetons d’Anson se ressemblaient. La voix de celui-ci avait déjà commencé à muer, ce qui lui donnait environ treize ans : c’était donc Frank. Martin ne devait avoir que onze ans. Steve considéra le contenu du plateau d’un œil glauque et répéta : « Alors dis-moi, Frank, est-ce qu’Andy est déjà levé ?
— Je ne sais pas, monsieur. Je ne l’ai pas vu… Mon père m’a envoyé pour vous demander un rapport de suivi.
— Dis-lui qu’il va être minimal.
— Minimum ?
— Presque. J’ai dit minimal. Ce qui veut dire “extrêmement réduit”. En d’autres termes : “proche du néant”. Tu lui dis que je n’ai rien trouvé qui vaille la peine qu’on en parle, mais qu’en revanche je vois une approche possible du problème et vais demander à Andy de l’explorer dès ce matin. Tu lui dis ça. Et puis, Frank, tu me trouves Andy et tu lui dis de se pointer ici à fond les grelots.
— À fond les grelots ?
— “Au plus vite”, voilà ce que ça veut dire. » Doux Jésus, songea Steve. Le langage est en train de se désagréger sous mes yeux.
Une demi-heure plus tard, en regardant par la fenêtre ouverte de la chambre des cartes, Anson vit Steve qui traversait la pelouse cahin-caha, comme un taureau épuisé, pour regagner la résidence du clan Gannett et l’interpella. « Hé, cousin ! Cousin ! T’as une minute pour moi ?
— Ouais, mais pas plus. » II y avait très peu d’enthousiasme dans sa voix.
Il s’approcha pesamment de la fenêtre et risqua un œil à l’intérieur. Une légère pluie de demi-saison avait commencé à tomber, mais Steve restait planté dehors, comme s’il était incapable de percevoir qu’il pleuvait.
« Non, dit Anson. Rentre à l’intérieur. Ça va prendre une minute ou deux ; tu risques d’être trempé si tu restes dehors.
— J’aimerais vraiment dormir un peu, Anson.
— Accorde-moi d’abord un peu de ton temps, cousin. » Le ton, moins affable cette fois, frisait ce que son père appelait la voix du Colonel. Âgé de seize ans lorsque celui-ci était mort, Anson n’avait que de très vagues souvenirs du ton autoritaire particulier à son grand-père. Mais il en avait apparemment hérité.
« Alors ? » dit Steve quand il arriva dans la chambre des cartes, laissant tomber des gouttelettes d’eau sur le tapis devant le somptueux bureau d’Anson.
« Alors, Frank m’apprend que tu dis avoir trouvé une nouvelle approche du problème du Numéro Un. Tu peux me dire de quoi il s’agit ?
— Ce n’est pas exactement une nouvelle approche. C’est la démarche qui permet d’aborder une nouvelle approche. Voilà : je crois que j’ai réussi à percer le code d’accès aux archives personnelles de Karl-Hemnch Borgmann.
— Le Borgmann ?
— Exactement. Notre petit Judas soi-même !
— Ça fait une éternité qu’il est mort. Tu veux dire que ses archives existent encore ?
— Ecoute, Anson, on peut discuter de ça quand j’aurai dormi un peu ?
— Accorde-moi encore un instant. Nous approchons d’une sorte de seuil de crise dans le projet “Numéro Un” et j’ai besoin d’être en possession de toutes les données au jour le jour. Parle-moi de ce plan Borgmann dans la stricte mesure où il peut influencer la chasse au Numéro Un. C’est bien comme ça que ça se présente, hein ? Une référence au Numéro Un dans les archives de Borgmann ? »
Steve opina. Il avait l’air prêt à s’effondrer. Anson se demanda charitablement s’il ne forçait pas trop la dose avec Steve. Comme son père, et comme le vieux Colonel avant lui, il s’attendait à des prestations du plus haut niveau de la part de tout le monde. Des prestations de la qualité Carmichael. Mais Steve Gannett n’était qu’un demi-Carmichael, un homme entre deux âges, chauve, au ventre mou, peu sociable, qui n’avait pas dormi de la nuit.
Il y avait quand même des choses qu’Anson avait besoin de savoir. Et tout de suite.
« Borgmann, dit Steve, a été assassiné il y a vingt-cinq ans. À Prague, une ville du centre de l’Europe qui est un Q.G. important des Entités depuis le tout début. On sait qu’il est resté branché sur le réseau informatique principal des Entités pendant au moins les dix dernières années de sa vie et ce, avec leur permission, mais peut être aussi à leur insu. Le fait qu’il ait pu espionner ceux-là mêmes pour lesquels il travaillait correspondrait à ce que nous savons de Borgmann. On sait aussi, d’après des gens qui ont été en contact avec lui dans la période allant de la Conquête à son assassinat, qu’il était du genre à ne jamais effacer un fichier ; il conservait tout et n’importe quoi comme un écureuil, il faisait de la rétention anale en matière d’information.
— De la rétention anale ?