— Laisse tomber. C’est de la rétention tout court mais ça fait plus technique quand c’est dit comme ça. » Steve titubait et ses yeux commencèrent à se fermer. « Ne m’interromps pas, d’accord ? D’accord ? Ce qu’il faut que tu saches, Anson, c’est qu’on a toujours pensé que les archives de Borgmann sont toujours là-bas, quelque part, peut-être enterrées au fin fond de l’ordinateur central de Prague, dans une cachette secrète dont il avait réussi à dissimuler l’existence même aux Entités. Selon une croyance largement répandue, ces archives, à supposer qu’elles existent, seraient bourrées d’informations critiques sur la façon dont fonctionne l’esprit des Entités. Des révélations hautement explosives, à ce qu’il paraît. Presque tous les pirates et les bidouilleurs de la planète essaient de retrouver les archives de Borgmann pratiquement depuis le jour de sa mort. Une sorte de Quête du Graal. Et avec à peu près le même taux de réussite. »
Anson allait poser une autre question, mais il se retint. Les propos de Steve étaient souvent chargés de références mystérieuses tirées d’une culture universelle depuis longtemps abolie, ce monde de livres, de pièces de théâtre, de musique, d’histoire et de littérature que Steve avait eu le temps de connaître, du moins jusqu’à un certain point, avant qu’il disparaisse ; mais Anson se rappela qu’il n’avait probablement pas besoin de savoir tout de suite ce qu’était la Quête du Graal.
« Comme tu le sais, poursuivait Steve, j’ai passé huit heures, donc toute cette putain de nuit, à essayer encore une fois de relier entre elles toutes les données qu’on a pu accumuler sur les points nodaux de la télématique des Entités, de faire une synthèse des recoupements, de trouver un minimum de confirmation de la théorie avec laquelle je fais joujou depuis Dieu sait combien de temps, à savoir que l’Entité Numéro Un réside en plein centre de Los Angeles. Eh bien, j’ai échoué. Une fois de plus. Mais au cours de cette tentative manquée, je suis tombé par hasard sur un truc bizarre dans le canal télématique qui relie Prague, Vienne et Budapest, et qui pourrait peut-être porter précisément les empreintes numériques de Karl-Heinrich Borgmann lui-même. Qui pourrait. C’est une porte verrouillée ; je ne sais pas ce qu’il y a derrière et je ne sais pas non plus comment crocheter la serrure. Mais c’est la première lueur d’espoir que j’aperçois depuis cinq ans.
— Si toi, tu ne sais pas comment crocheter la serrure, qui le pourra ?
— Andy. Il est très vraisemblablement le seul bidouilleur du monde qui puisse y arriver. C’est lui le meilleur, même si c’est moi qui le dis. Ce n’est pas l’orgueil paternel qui parle, Anson. Dieu sait que je ne suis pas fier d’Andy. Mais il peut faire des miracles avec une chaîne de données. C’est la vérité.
— D’accord. On le fait plancher dessus, alors !
— Tu parles ! Tout à l’heure, j’ai demandé à Frank de me trouver Andy et de me le ramener. Et voilà qu’il m’apprend que ce chenapan a quitté le ranch à quatre heures du matin pour une destination inconnue. Frank l’a su par La-la, la fille d’Eloise, qui a vu Andy partir ; elle entretient depuis six mois, apparemment à l’insu de nous tous, une sorte de relation sentimentale avec Andy, et ce matin, incidemment, elle a révélé à ton fils Frank qu’elle était enceinte, sans doute d’Andy. Elle croit que c’est pour ça qu’il s’est barré. Et elle ne croit pas qu’il ait l’intention de revenir. Il a emporté ses deux ordinateurs préférés et a, paraît-il, passé la soirée à y télécharger tous ses fichiers.
— Le petit salopard ! Je te demande pardon, Steve. Bon, dans ce cas, je crois qu’il faut le retrouver et le ramener ici par la peau du cul.
— Retrouver Andy ? s’esclaffa Steve. Personne ne le retrouvera à moins qu’il ait envie qu’on le retrouve. Il serait plus facile de retrouver l’Entité Numéro Un. Je peux aller me coucher à présent, Anson ? »
Nous approchons d’une sorte de seuil de crise dans le projet « Numéro Un ».
Voilà ce qu’il avait dit à Steve, et il en était lui-même un peu surpris, car jusque-là il n’avait pas tout à fait formulé la situation ainsi, même dans son esprit. Mais si, si, c’était bien ça, songea Anson. Une crise. Le moment de prendre des décisions audacieuses et d’agir en conséquence. Il se rendit compte alors qu’il pensait ainsi depuis plusieurs semaines. Mais il commençait à croire que toute cette sinistre affaire se passait dans la seule enceinte de sa tête.
Ça s’était installé en lui au fil des années. À présent, il en était sûr. Cette image de lui-même en Anson le Tueur d’Entités, l’homme qui chasserait enfin ces salauds d’Étrangers de la planète, le héros resplendissant qui rendrait à la Terre sa liberté. À aucun moment il n’avait douté que le destin l’avait choisi pour mener cette mission jusqu’à son terme.
Or par trois fois dans ces dernières semaines, il avait éprouvé quelque chose de très insolite : une vertigineuse intensification de cette ambition, une passion frénétique, une envie féroce de s’acquitter de la tâche, de frapper maintenant et de frapper fort. Passion qui le possédait en dépit du bon sens et devenait, en l’espace des cinq à dix minutes que durait son emprise, totalement incontrôlable. À ces moments-là, il sentait la pression lui marteler le crâne de l’intérieur comme s’il y avait là quelque créature qui essayait de s’échapper.
Ça n’avait rien de rassurant. Une impatience passionnée n’est pas la marque d’un grand stratège.
Peut-être, songea-t-il, devrais-je avoir un petit entretien avec mon père.
Ron, qui avait presque soixante-dix ans et ne jouissait pas d’une santé excellente, avait hérité de l’ancienne chambre du Colonel, ainsi qu’il convenait au patriarche de la famille. C’est là qu’Anson le trouva, au lit, assis au milieu d’une pile de vieux livres et de magazines, trésors jaunissants tirés de la bibliothèque délabrée du Colonel. Pâle, les traits tirés, il était visiblement souffrant.
Cassandra se trouvait à son chevet. Médecin de la communauté Carmichael, elle s’était formée en lisant les livres du Colonel et tous les textes médicaux que Paul, Doug ou Steve avaient pu extraire des vestiges du réseau télématique d’avant la Conquête. Elle faisait de son mieux et donnait parfois l’impression de produire des miracles ; mais il était toujours inquiétant de la voir dans la chambre d’un malade, car cela signifiait habituellement que l’état de l’intéressé s’était aggravé. Il en avait été ainsi six mois plus tôt, lorsque Raven, la femme d’Anson, était morte, épuisée par une grossesse de trop, des suites d’une infection bénigne après avoir donné naissance à leur huitième enfant. Là encore, Cassandra avait fait de son mieux. S’était même montrée optimiste pendant un certain temps. Mais Anson avait compris dès le début que rien ne pourrait sauver Raven, usée par ses maternités. Il avait à peu près la même impression ici.
« Ton père a une santé de fer, annonça-t-elle tout de suite, d’un ton presque provocant, avant même qu’Anson puisse dire quoi que ce soit. Il sera sur pied et ira abattre des arbres d’un seul coup de hache dès demain à la même heure. Je te le garantis.
— Ne la crois pas, mon petit, dit Ron avec un clin d’œil. Je suis foutu, voilà la vérité. Tu peux dire à Khalid de commencer à sculpter la pierre tombale. Et dis-lui de faire un fichu bon boulot, en plus. “Ronald Jeffrey Carmichael” – et n’oublie que “Jeffrey” doit figurer en entier, en sept lettres, J.E.F.F.R.E.Y. – né le douze avril 1971, mort le seize…
— On est déjà le quatorze, p’pa. Tu aurais dû le prévenir un peu plus tôt. » Puis Anson se tourna vers Cassandra : « Suis-je en train d’interrompre quelque chose d’important ? Sinon, peux-tu nous laisser seuls un petit moment ? »