« Si un jour tu veux descendre à L.A. et te mettre à ton compte comme rectifieur, mec, fais-moi signe », dit Sammo Borracho, comme d’habitude, pendant qu’Andy s’apprêtait à partir.
Et voilà qu’il était de retour dans la ville tentaculaire et sur le point de s’installer à son compte. Le ranch, c’était fini pour lui.
Certes, La-la avait basculé dans ses bras. Et en beauté : six mois de nuits torrides et de l’action à revendre. Trop, justement, parce que maintenant elle était en cloque et parlait de l’épouser et d’avoir des tas de gosses. Pas exactement l’avenir qu’Andy s’imaginait. Adieu, La-la. Adieu, Rancho Carmichael. Andy se tire dans le grand méchant monde.
Sammo Borracho habitait à présent à Venice, une ville tout au bord de l’océan avec des rues étroites et de vieilles maisons pittoresques, juste au bout de la route après Santa Monica. Il s’était un peu étoffé, débarrassé de ses tatouages ringards et présentait dans l’ensemble tous les signes extérieurs de l’homme prospère et heureux. Il occupait une belle maison à deux blocs seulement du bord de mer, pleine de soleil et de brise marine, avec trois pièces bourrées d’un matériel impressionnant et une concubine de charme nommée Linda, une rousse longue et efflanquée comme un lévrier. Sammo Borracho ne dit pas un mot sur Darleen ni sur Delayne, et Andy ne lui posa pas de questions. C’était apparemment de l’histoire ancienne ; Sammo Borracho était en train de se faire une place au soleil.
« Tu vas avoir besoin d’un territoire, expliqua-t-il à Andy. Quelque part à l’est de La Brea, je suppose. On a déjà assez de rectifieurs qui font le West Side. Comme tu le sais, l’attribution des territoires est l’affaire de Mary Canary. Je vais te brancher sur elle ; elle s’occupera de tout. »
Andy ne tarda pas à découvrir que Mary Canary était aussi féminine que Sammo Borracho mexicain. Andy s’entretint brièvement en ligne avec « elle » et ils convinrent de se rencontrer à Beverly Hills, à l’endroit où Santa Monica Boulevard coupe Wils-hire Avenue. Quand il arriva à l’endroit indiqué, il trouva un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux bruns, à la peau luisante, qui l’attendait là, une casquette de base-bail bleue aux armes des Los Angeles Dodgers vissée à l’envers sur la tête. La casquette inversée des Dodgers était le signe convenu qu’Andy était censé chercher.
« Je sais qui tu es », lâcha tout de go Mary Canary. Sa voix était grave et rocailleuse, la voix d’un dur, une voix de gangster de série B. « Je veux que tu le saches, tout simplement. À la première entourloupe, tu seras réexpédié dans ta douillette petite planque familiale à Santa Barbara, et en plusieurs morceaux.
— Je suis de San Francisco, pas de Santa Barbara, répliqua Andy.
— Bien sûr ! Va pour San Francisco. Seulement j’aimerais que tu comprennes que je sais que c’est faux. Maintenant, passons aux choses sérieuses. »
II existait donc une corporation structurée des rectifieurs, dont Mary Canary était l’un des grands maîtres. Vu que Sammo Borracho répondait de lui et que sa réputation l’avait fait connaître de divers autres membres de la corporation à Los Angeles, Andy fut facilement accepté. Son territoire, l’informa Mary Canary, serait circonscrit au nord par Beverly Boulevard, au sud par Olympic Boulevard, à l’ouest par Crenshaw Boulevard et à l’est par Normandie Avenue. Ce qui devait faire un turf d’une belle surface, même si Andy se doutait bien que ce n’était pas forcément le secteur le plus lucratif de la ville.
Dans les limites de ce territoire, il était libre de solliciter tous les contrats de rectification qu’il oserait prendre. La corporation lui fournirait le savoir-faire de base dont il aurait besoin pour accomplir le tout-venant des opérations de rectification, et il se chargerait du reste comme bon lui semblerait. En contrepartie, il verserait à la corporation une commission de trente pour cent sur ses revenus bruts la première année et de quinze pour cent les années suivantes. À vie.
« N’essaie pas de nous rouler, l’avertit Mary Canary. Je sais que t’es un as, crois-moi. Mais nos mecs ne sont pas des crétins non plus, et s’il y a une chose que nous ne tolérons pas, c’est un bidouilleur qui essaie de dissimuler des revenus. Tu joues le jeu, tu paies ce que tu dois, voilà ce que je te conseille fortement. »
Et il adressa à Andy un regard qui disait de la manière la plus explicite : Nous sommes pleinement conscients de vos talents de bidouilleur, monsieur Andy Gannett, et nous allons donc vous avoir à l’œil. Vous n’avez pas intérêt à déconner.
Andy n’avait pas l’intention de déconner. Pas dans l’immédiat, en tout cas.
Par une journée de vent et de frimas, trois semaines après le départ d’Andy pour Los Angeles, une de ces mornes journées du milieu de l’hiver où le ranch était sauvagement battu par la tourmente qui s’était déchaînée depuis l’Alaska et avait ravagé la Côte Ouest sur toute sa longueur avant de viser le Mexique, Cassandra entra sans frapper, une heure avant l’aube, dans la petite chambre austère et monastique où Anson Carmichael passait ses nuits depuis la mort de Raven. « Tu ferais bien de venir tout de suite, lui dit-elle. Ton père est en train de mourir. »
Anson se réveilla aussitôt. Un frisson de surprise le parcourut, mêlé à un peu de colère. « Mais tu m’avais dit qu’il allait s’en tirer ! s’écria-t-il d’un ton de reproche.
— Eh bien, je m’étais trompée. »
Ils se hâtèrent dans les couloirs. Dehors, le vent soufflait en tempête et la grêle tambourinait sur les fenêtres.
Ron, assis dans son lit, semblait encore conscient, mais Anson constata immédiatement qu’un changement s’était produit au cours des douze dernières heures. On aurait dit que les muscles faciaux de son père étaient en train de se relâcher. Son visage était à présent étrangement lisse et flasque, comme si les rides que le temps y avait creusées avaient disparu du jour au lendemain. Ses yeux fixaient bizarrement le vide, à croire qu’ils avaient du mal à accommoder ; et il souriait, comme d’habitude, mais ce sourire semblait basculer vers le côté gauche de sa bouche. Ses mains reposaient mollement sur les couvertures, de chaque côté de son corps, d’une manière quasi surréelle : il aurait pu être en train de poser pour son propre monument funéraire. Anson ne pouvait s’empêcher de penser qu’il regardait un homme en suspens entre deux mondes.
« Anson ? dit Ron d’une voix faible.
— Je suis là, p’pa. »
Sa propre voix lui semblait d’un calme hors de propos. Mais qu’est-ce que je suis censé faire ? se demanda Anson. Pleurnicher et pousser des cris ? M’arracher les cheveux ? Déchirer mes vêtements ?
Une sorte de gloussement sortit de la bouche de son père. « C’est marrant, dit Ron si doucement qu’Anson dut se forcer pour l’entendre. J’étais tellement méchant que je me disais que je vivrais éternellement. J’étais un mauvais sujet, oui, vraiment. C’est les bons qui sont censés mourir jeunes.
— Tu n’es pas en train de mourir, p’pa !
— Mais si. Je suis déjà mort jusqu’aux genoux, et ça remonte à toute vitesse. J’en suis moi-même tout surpris, mais qu’est-ce que je peux faire ? Quand l’heure est arrivée, elle est arrivée. Ne faisons pas semblant de ne pas y croire, mon petit. » Un temps, puis : « Écoute-moi, Anson. Tout t’appartient, maintenant. Tu es le chef : le Carmichael de l’heure. De l’époque. Le nouveau Colonel. Et c’est toi qui vas finalement réussir le coup, pas vrai ? »
Nouvelle pause. Un sorte de froncement de sourcils. Il entrait dans quelque autre espace. « Parce que… les Entités… les Entités… tu sais, j’ai essayé, Anse… j’ai essayé, nom de Dieu… »