Ici, les rues étaient pratiquement désertes. De temps en temps, une voiture ; de temps en temps, un des chariots flottants des Entités avec une ou deux silhouettes luminescentes debout à l’intérieur. Tony les regardait passer sans aucune curiosité. La curiosité était un luxe dont il avait depuis longtemps appris à se passer. Tourner à gauche à l’intersection. Oui. À droite à la prochaine. Maintenant, tout droit sur dix blocs jusqu’à ce que les monstrueux piliers d’une autoroute surélevée lui barrent le chemin. Steve, depuis sa lointaine montagne, le dirigea avec ses tonalités presque inaudibles vers un passage souterrain qui s’ouvrait sous les jambages éléphantesques de l’autoroute et le conduisit de l’autre côté. Toujours plus avant.
Mark, en faction dans la voiture à l’extérieur du Mur, suivait les bips émis par l’implant de Tony ; ils se traduisaient en taches lumineuses sur l’écran intégré au tableau de bord. Au ranch, Steve les suivait aussi. Anson se tenait à côté de lui et surveillait l’écran.
« Tu sais, dit Anson d’une voix enrouée, interrompant un long silence à quatre heures du matin, ça ne peut pas marcher.
— Quoi ? » Décontenancé, Steve leva les yeux du moniteur. La sueur ruisselait sur le visage d’Anson, lui donnant un aspect luisant et cireux. Ses yeux étaient exorbités. Des muscles se nouaient le long de sa mâchoire. Il avait vraiment un air très bizarre.
« Le problème, expliqua Anson, c’est que l’idée de base est fausse. Je m’en aperçois maintenant. C’est de la folie pure d’imaginer que nous pourrions démolir toute l’organisation extraterrestre rien qu’en éliminant l’Entité au sommet. Steve, j’ai envoyé Tony se faire tuer pour rien.
— Peut-être que tu devrais te reposer un peu. Pas besoin d’être deux pour surveiller l’écran.
— Steve, écoute-moi. Tout ça, c’est une erreur gigantesque.
— Pour l’amour du ciel, Anson ! T’as perdu la tête, ou quoi ? Tu as soutenu le projet dès le début. Merde, c’est vraiment pas le moment de dire des trucs pareils ! De toute façon, Tony va s’en tirer.
— Vraiment ?
— Regarde : il progresse d’une manière très fluide, il a déjà dépassé le Civic Center, il se rapproche de l’immeuble où je pense que se trouve le Numéro Un, il fait du bon boulot, et pas le moindre signe d’une interception. Si les Entités savaient qu’il se balade avec une bombe aussi près que ça de la planque de leur Numéro Un, Elles l’auraient déjà coincé, hein ? Encore cinq minutes, et l’affaire est dans le sac. Et une fois que nous aurons tué le Numéro Un, Elles vont toutes déjanter sous le choc. Tu le sais, Anson. Leurs esprits sont tous interconnectés.
— Tu en es sûr ? Qu’est-ce qu’on en sait, au juste ? On ne sait même pas si le Numéro Un existe, pour commencer. S’il n’est pas dans cet immeuble, ça peut leur être égal que Tony soit armé ou non. Et même si le Numéro Un existe effectivement et qu’il soit précisément planqué là où tu dis, même si les Entités sont toutes télépathiquement interconnectées, comment pouvons-nous être sûrs de ce qui se passera si nous le tuons ? En dehors d’horribles représailles, bien entendu. Nous supposons qu’Elles vont toutes s’aplatir et pleurer une fois le Numéro Un éliminé. Et si ça ne se passe pas comme ça ? »
Brusquement angoissé, Steve se passa la main dans ce qui lui restait de cheveux. Son cousin était apparemment en train de piquer une crise juste sous ses yeux.
« T’arrêtes un peu, Anson ? C’est trop tard pour débiter des conneries pareilles au point où on en est.
— Mais c’est peut-être pas des conneries ! J’ai soudain l’impression qu’emporté par ma putain d’impatience de frapper un grand coup, j’ai fait quelque chose de très, très stupide. Que mon père et mon grand-père ont eu l’intelligence de ne pas tenter… Rappelle-le, Steve.
— Hein ?
— Sors-le de là.
— Nom de Dieu, Anson, mais il est déjà pratiquement sur les lieux. Une rue avant, on dirait. Peut-être moins que ça.
— Je m’en fous. Fais-lui faire demi-tour. C’est un ordre. » Steve montra l’écran. « II a déjà fait demi-tour. Tu vois ces points qui clignotent ? Il est en train de signaler qu’il a placé l’explosif. Il s’éloigne de la zone dangereuse. Donc, c’est parti. Je vais pouvoir mettre à feu dans cinq minutes environ. Ça serait con de ne pas le faire, maintenant que la bombe est posée. » Anson ne répondit pas. Il se mit à se masser les tempes, la tête entre les mains.
« Très bien, dit-il avec une évidente mauvaise grâce. Tu mets à feu. »
Tony entendit le bruit s’élever derrière lui, d’abord un sorte de sifflement bizarre, puis un choc amorti, puis la première partie de la déflagration, puis le reste, un bruit assourdissant, douloureux pour les tympans. Il en eut des picotements dans les oreilles. Il sentit passer sur lui le souffle d’une brise torride. Pressa le pas. Il avait dû y avoir une explosion, se dit-il. Oui. Une explosion, certainement. Il y avait eu une explosion là-bas. Et maintenant, il fallait qu’il retourne au Mur, passe la porte, retrouve Mark et regagne le ranch. Oui.
Mais brusquement, des silhouettes se dressèrent en travers de son chemin. Trois, quatre, cinq humains en uniforme gris du LACON. Ils semblaient avoir jailli du trottoir devant lui, comme s’ils le suivaient depuis le début et attendaient le moment propice pour se manifester.
« Monsieur ? dit l’un d’entre eux avec une politesse excessive. Puis-je contrôler votre identité, monsieur ? »
« II est sorti de l’écran, dit Mark depuis sa voiture. Je ne sais pas ce qui s’est passé.
— La bombe a explosé, n’est-ce pas ? demanda Steve.
— Absolument. Je l’ai entendue ici.
— Il est sorti de mon écran aussi. Se pourrait-il qu’il ait été touché par l’explosion ?
— J’avais l’impression qu’il était déjà à bonne distance du site quand la bombe a explosé, dit Mark.
— Moi aussi. Mais où…
— Attends, Steve. Un chariot des Entités est en train de passer. Y en a trois dedans.
— Qui présentent des signes d’affolement, de choc ?
— Absolument normales. Je crois que je ferais mieux de partir d’ici. »
Steve regarda Anson. « Tu entends ?
— Oui.
— Des Entités passent dans un chariot. Aucune trace d’un comportement anormal. Je crois que le site que nous avons fait sauter n’était peut-être pas le bon.
Anson opina d’un geste las. « Et Tony ?
— Sorti de l’écran. Allah seul sait où il est. »
Dans les trois jours qui suivirent celui où Andy avait rédigé la rectification sabotée pour la rousse aux cheveux flous, il en composa trois de correctes pour d’autres personnes en butte à divers ennuis. Il s’imaginait que c’était là la proportion idéale pour faire plaisir à la corporation : une rectif en bois pour cinq ou six de correctes.
Il se demanda ce qui était arrivé à la cliente lorsqu’elle s’était pointée devant le Mur et avait montré son autorisation de sortie super-chouette, celle qu’il lui avait rédigée pour transférer son domicile à San Diego. Le contrôleur d’accès n’avait pas dû être d’accord. Et ensuite ? Direction le camp de travail pour tentative d’utilisation d’une autorisation falsifiée. Très vraisemblablement. Dommage, Tessa. Mais les rectifieurs n’offraient pas de garanties. C’était très clair dès le départ. Si on engageait un pro, il fallait comprendre qu’il y avait certains risques, pour soi-même comme pour l’homme de l’art. Et ce n’était pas comme si le client disposait d’un quelconque recours. On ne pouvait pas payer un zigue pour faire des trucs illégaux à votre intention et se plaindre ensuite de la qualité du travail. Les rectifieurs ne remboursaient pas les clients mécontents.