Ils étaient maintenant coincés entre des cages d’animaux. D’une violente secousse, Lena fit lâcher prise à Marc et se rua à l’intérieur de la boutique, emplie d’aboiements, de sifflements, de jappements, de grognements, sous l’œil inquiet du patron et de son aide. Lena arracha du mur une longue canne en bois munie d’un crochet, probablement pour fermer la devanture, et se mit à la faire tournoyer. Dans son mouvement pour la lui enlever, Marc provoqua un moulinet qui vint fracasser un énorme aquarium bourré de poissons exotiques. Une trombe d’eau se répandit sur le sol, glissant en flaque vers le trottoir, charriant des éclats de verre, des barbus de Sumatra, rouges, noirs et jaunes, des combattants de Chine, diaprés, arrosant les chevilles des cinq ou six clients se trouvant à l’intérieur, médusés, figés par le spectacle de cette violence soudaine. Et Lena, emportée par une colère qui la dépassait, osant enfin aller jusqu’au bout de ses actes, frappant à coups redoublés sur tout ce qui se trouvait à sa portée. Marc réussit à lui arracher son bâton. Alors, elle se précipita sur les cages d’animaux, les ouvrit, piétinant sans les voir les scalaires de l’Amazone, que le propriétaire et son aide tentaient de saisir, à quatre pattes, et qui leur glissaient entre les doigts. Déjà, une myriade de bengalis voletaient en aveugles dans la boutique, se heurtant aux perruches avec des piaillements fous, alors que des perroquets gris, lourdement, allaient se poser près du trottoir, sur les cages de la devanture.
Prestement, Lena faisait sauter les verrous des autres prisons avec de grands gestes de la main pour en faire sortir plus vite les occupants. Des chiots partirent en gambadant, suivis de deux renards gris, d’une multitude de petits singes de Malaisie et de saïmiris qui disparurent, en deux bonds, dans les platanes, pendant que les couleuvres s’insinuaient dans les angles du magasin rempli d’eau, dans un grand tournoiement neigeux de colombes dont certaines prirent leur élan en direction du fleuve, survolant une troupe de hamsters, couinant de peur avant de passer sous les voitures qui les écrasaient, luttant de vitesse pour traverser la route avec des lapins, des rats, des volailles, zigzaguant dans tous les sens, se faisant broyer par des véhicules dont les conducteurs s’affolaient devant les bêtes de cette arche déserte. Les animaux qui n’avaient pas été déchiquetés se faufilaient entre les jambes des passants dont la troupe stupéfaite s’était grossie d’une façon incroyable, alors que tournoyaient au-dessus de leurs têtes des vols concentriques de tourterelles, étourdies par leur liberté, n’en voulant pas, cherchant maladroitement un refuge.
Dégrisée, aussi sereine qu’au réveil après une longue nuit, Lena se perdit dans la foule sans que personne songe à la retenir. Une petite vieille s’approcha timidement de Marc, hébété, comme si rien ne venait de se passer. Comme il ne la voyait pas, elle le tira par la manche, discrètement : « Monsieur Costa… Vous êtes Marc Costa, je vous ai reconnu. J’ai vu tous vos films… »
Marc resta sans réaction. Elle lui tendit un vieux carnet défraîchi, un stylo à bille ; et ajouta, d’une voix coquette de vieille gamine enjôleuse :
« Si vous pouviez me signer un autographe… »
Et comme Marc la regardait, elle précisa, sur un ton gourmand et nostalgique :
« Vous pensez bien que ce n’est pas pour moi… Je suis trop vieille… C’est pour Camille, ma petite fille. »
2
Tout en pédalant, le garçon effleurait de sa main les cuisses bronzées de la fille. Elle n’était pas dupe et, de temps en temps, elle lui disait en riant : « Arrête ! »
L’extraordinaire yacht blanc n’était plus qu’à une centaine de mètres. À mesure que les détails s’en précisaient, le garçon criait d’admiration :
« Jamais vu ça !
— Arrête, je te dis ! Les marins nous regardent !
— Et alors ? Si j’ai envie de les rendre jaloux ? »
Néanmoins, il retira sa main.
« Ah ! dis donc ! Si j’avais un truc comme ça à moi !
— Qu’est-ce que tu ferais ?
— Je vivrais dessus sans jamais toucher terre. Je ferais le tour du monde sans arrêt !
— Tu me quitterais, oui ! »
Il passa le bras autour de ses épaules :
« Idiote… »
Ils avaient loué leur pédalo une demi-heure plus tôt. À un kilomètre de la minuscule plage où ils s’étaient embarqués, ils avaient contemplé le navire qui se balançait au large, presque irréel à force d’être parfait.
« On y va ?
— Chiche ?
— Chiche ! »
Ils étaient partis…
« Qu’est-ce que tu crois qu’ils font, les propriétaires ?
— Là-dessus ? Rien. Ils se font servir. Ils bouffent du caviar au petit déjeuner, boivent du champagne et donnent des ordres aux quarante hommes d’équipage.
— Quarante ? Tant que ça ?
— Si tu crois que ça marche tout seul ! Quand je serai riche…
— Toi ?
— Et alors ? Si ça se trouve, le type à qui il appartient a commencé comme moi, coiffeur. »
Maintenant, ils distinguaient parfaitement le pont. Quelques marins en blanc, appuyés à la rambarde, les regardaient approcher.
« Dis… Tu crois qu’on peut aller plus loin ?
— On est libres, non ? Je veux voir comment il s’appelle. »
Ils apercevaient l’inscription peinte à la proue mais étaient encore trop loin pour la déchiffrer, bien qu’ils fussent déjà écrasés par la masse du yacht, blanche et bleutée.
« Qu’est-ce que vous voulez ? »
D’instinct, ils arrêtèrent de pédaler. La voix venue du pont, très haut au-dessus de leur tête, les avait cloués sur place. Voulant crâner devant sa petite amie, le garçon lança avec superbe :
« Qu’est-ce que ça peut vous faire ? »
Le marin répondit :
« Foutez le camp !
— Rentrons ! » dit la fille.
Le garçon hurla :
« La mer est à tout le monde, non ! »
Sur le pont, il y eut un rapide conciliabule. Trois marins se détachèrent, dévalèrent l’échelle de coupée et sautèrent dans un chris-craft amarré contre la coque. Il y eut le bruit du moteur qu’on lançait. Le hors-bord se détacha de l’ombre et se dirigea à petite vitesse vers le pédalo. La fille répéta :
« Viens ! Allons-nous-en ! »
Le garçon eut un rire forcé :
« Tu t’imagines qu’ils vont nous couler, peut-être !
— Rentrons, viens ! »
Quand le hors-bord fut à cinq mètres d’eux, un des marins qui était à l’arrière leur jeta avec une expression amusée :
« Tu as raison, mon gars ! La mer est à tout le monde. »
À l’instant même, l’avant de la coque effilée jaillit de l’eau sous l’effet d’une accélération prodigieuse, la proue laissant échapper un énorme sillage d’écume qui labourait la mer. Le chris-craft vira à toute allure et fonça droit sur l’engin ridicule. Le garçon saisit la fille, qui hurlait, à bras-le-corps et se jeta à l’eau avec elle en un réflexe désespéré. Avec légèreté, le hors-bord fit un écart à la dernière seconde, repartit vers le large, fit un virage et piqua à nouveau sur les naufragés, qui entendirent les hurlements de joie des marins auxquels se joignaient ceux de l’équipage resté à bord. Pendant une minute, le hors-bord traça autour du pédalo des cercles concentriques. Accroché aux flotteurs, le garçon serrait les dents, impuissant, soutenant toujours sa compagne en larmes. Une fois encore, il entendit, crié d’un ton moqueur :