Au-dehors, dans la coursive, on insistait. Elle s’approcha à pas de loup du hall d’entrée et ne bougea plus. Le timbre continua à grésiller, insupportable. Elle se mordit les lèvres et se boucha les oreilles un long moment. Progressivement, elle ôta les mains de ses oreilles. Le silence…
Furieusement, la sonnerie se remit en branle. Excédée, elle hurla :
« Qu’est-ce que c’est ?… »
Une voix lui parvint :
« Ce sont vos œufs, madame… »
C’était Céyx, un maître d’hôtel qu’elle redoutait et détestait sans bien savoir pourquoi. Peut-être une allure équivoque, quelque chose de chafouin dans le regard. Il la dévisageait tout le temps quand il la servait. Insupportable. En riant, Socrate lui avait un jour raconté que, dans la mythologie grecque, Céyx était un type qui, par amour pour Alcyoné, son épouse, avait été métamorphosé en oiseau de mer. Si cela pouvait lui arriver, à elle ! Si elle pouvait s’envoler ! Elle bredouilla :
« Posez-les devant la porte… »
Et d’abord avait-elle même commandé des œufs ? Elle n’en avait aucun souvenir. Elle attendit, figée, espérant que l’intrus allait renoncer à forcer sa porte sous prétexte d’être aux petits soins, et partir. Mais la voix abominable ne se tut pas pour autant. Sur un ton de reproche affectueux et respectueux :
« Madame… Ils vont refroidir… »
Lorsque Socrate n’était pas à bord — elle en avait la certitude maintenant — on se donnait le mot pour la torturer. À bout de nerfs, affolée, Wanda Deemount — la Deemount — cria d’une voix aiguë :
« Entrez alors ! Mais vite !… »
Nerveusement, elle rabattit les pans de son peignoir. Céyx entra et s’inclina, tenant le plateau à bout de bras. Elle guetta une lueur d’ironie sur son visage, une ombre de moquerie qui lui aurait fourni l’occasion de le rabrouer, de se plaindre de lui… Mais non, il n’y en avait pas. L’autre était simplement impassible et la fixait d’un œil neutre. C’était horrible de le voir debout, son plateau à la main, et d’imaginer qu’il la jugeait. Sa fureur et son angoisse redoublèrent :
« Montrez-les-moi, ces œufs ! »
Céyx souleva le couvercle en argent massif qui recouvrait le plat. Méfiante, Wanda s’approcha et le flaira :
« Regardez ! On voit le jaune !… Vous savez bien que ça me dégoûte !
— Madame, c’est le chef… »
Elle cria :
« Remportez-les ! Je ne veux pas voir le jaune ! »
Dans le dos du maître d’hôtel, la porte s’ouvrit et Satrapoulos entra dans la cabine. Wanda lui trouva l’air abattu. Mais quand il s’adressa au stewart, elle comprit au ton de sa voix qu’il était sur le point d’exploser de fureur :
« Que se passe-t-il ? »
Céyx, sentant nettement la menace, balbutia :
« Je ne sais pas, monsieur… C’est Madame… Les œufs…
— Qu’est-ce qu’ils ont ces œufs ? »
Avec désespoir, Wanda lui dit précipitamment :
« On voit le jaune. »
Après les rebuffades que sa mère venait de lui infliger, le Grec avait une envie féroce de s’en prendre à n’importe qui. À Céyx, par exemple.
« Faites voir ! »
À son tour, il examina le plat et rugit, bégayant de toute cette colère impuissante qu’il contenait depuis une heure : « Qu’est-ce que vous foutez donc ? Pourquoi est-ce que je vous paie ?… Vous les avez vus, ces œufs !…
— Mais monsieur… C’est le chef…
— Quel chef ?… Il y a un chef ici ?… Vous n’êtes même pas fichu de faire cuire un œuf !… »
Wanda intervint :
« Je vous en prie, Socrate… C’est sans importance. Je n’en ai plus envie. »
Satrapoulos hurla dans le nez du maître d’hôtel :
« Vous entendez !… Mes invités ne veulent même pas de la nourriture que vous leur présentez !… Où est-ce que vous vous croyez, dans une gargote ?… »
Écumant, les mots étant trop faibles pour le soulager, il plongea la main dans les œufs et les écrasa. Le jaune et de l’huile glissèrent entre ses doigts, maculant les manchettes de sa chemise, ce qui eut le don de faire redoubler sa violence :
« Vous appelez ça des œufs, vous !… »
Il brandissait sa main souillée et dégoulinante à deux centimètres du visage de Céyx, qui était persuadé que le patron allait lui en barbouiller la figure. Il faillit le faire, mais, se ravisant, se contenta d’essuyer sa main sur le plastron de la vareuse immaculée du maître d’hôtel au garde-à-vous, la recouvrant avec volupté de graisse et de jaune d’œuf. Dans son désarroi, Céyx jetait un regard implorant à la Deemount, la prenant à témoin de cette navrante injustice. Le Grec aboya :
« À la cuisine ! »
Il prit Wanda, toujours en peignoir, par la main et l’entraîna sans qu’elle ait le temps de protester ou de résister. Ils traversèrent la coursive au pas de course et en jaillirent, Céyx sur leurs talons. Parvenus sur le pont, ils filèrent comme des flèches sous le regard étonné de quelques officiers et marins qui se rangèrent sur leur passage, claquant presque les talons. Le Grec entra dans la cuisine comme une bombe :
« Qui a préparé les œufs de Mme Deemount ? »
Le chef, qui avait une certaine idée de la grandeur, écarta bravement ses aides et alla au massacre :
« C’est moi, monsieur. Quelque chose qui ne va pas ?
— Rien ne va ! Il faut que ce soit moi qui vous apprenne votre métier, ou quoi ? »
Le chef hochait la tête d’un air surpris, sans répondre.
S.S., sur un ton sarcastique :
« Alors, allez-y ! Expliquez-moi la recette des œufs sur le plat. Je vous écoute ! »
L’autre se gratta la tête :
« Ben… c’est simple…
— Non, monsieur, ce n’est pas simple ! Ce sont les plats les plus simples qui sont difficiles ! Allez-y !
— Eh bien, je prends un plat rond, je verse deux gouttes d’huile !… Je fais chauffer…
— Comment ?
— À feu moyen.
— Continuez !
— Je casse mes œufs… Je rabats d’un coup de fourchette le blanc sur le jaune…
— En effet, c’était, parfait ! Quelle réussite !
— … Je laisse au feu une minute, je retire, je sale et je poivre. »
Il y eut un long silence. Tous les yeux étaient braqués sur le Grec. Il eut un petit sourire supérieur et amer :
« Non, monsieur ! Je suis désolé de vous le dire, mais vous n’avez raconté que des âneries ! Pour réussir des œufs… »
Il regarda son costume d’alpaga noir, se tourna vers l’un des marmitons :
« Donne-moi un tablier, toi ! »
Le marmiton en prit un dans une pile, le Grec s’en ceignit les reins et l’attacha dans son dos. Sur le devant du tablier, on pouvait lire : I’m a sweet baby… Mais personne ne songea à rire. Au milieu d’une batterie de cuisine, S.S. s’empara d’un petit plat, régla à leur plus faible intensité les feux d’un réchaud à gaz, jusqu’à ce que la flamme devienne pratiquement invisible :
« Donnez-moi deux œufs. »
On les lui donna.
« Du beurre ! »
On le lui tendit. Pour l’assistance, il se mit à commenter sa démonstration à voix haute :
« D’abord, jamais d’huile ! Une noix de beurré… »
Il la mit dans le plat et posa le plat sur le réchaud où elle mit plusieurs secondes à grésiller…
« Quand le feu est très doux, le beurre ne flambe pas, ne se calcine pas, mais fond très doucement. Pourquoi ? Parce qu’il gardera le goût du beurre frais. »