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Comme il était impensable que Achille eût pu en être le prisonnier, il fallait donc qu’il se trouvât ailleurs. En tout cas, c’est le raisonnement que tint son père au commandant de l’aviso. Les officiers échangèrent un bref regard et le commandant ordonna de poursuivre les recherches en surface.

Quant au Grec, sans même vouloir entendre les timides objections qu’on lui opposait, il exigea qu’on mette en branle un énorme dispositif pour commencer les opérations de renflouage :

« Il va nous falloir beaucoup de temps…

— N’en perdez pas davantage ! Commencez tout de suite, jour et nuit ! »

Des remorqueurs partirent de la côte, traînant dans leur sillage des docks flottants hérissés de grues. On ne savait pas s’ils pourraient jamais remonter quoi que ce soit, en tout cas, ils étaient en route. Sur place, les pontonniers de la marine de guerre installèrent leurs radars et jetèrent leurs sondes. Sur des kilomètres, une nuée d’avions de reconnaissance faisaient du rase-vagues à la recherche du naufragé. Quand tomba la première nuit, Achille n’avait toujours pas été retrouvé. On décida de poursuivre les recherches à la lueur d’énormes projecteurs. Pendant ce temps, les spécialistes essayaient en vain de localiser l’épave. Figé, granitique, le visage comme mort, le Grec était partout à la fois. Il n’avait pas dormi depuis quarante-huit heures. Au cours de son existence, il avait passé des nuits entières sans prendre le moindre repos, pour devenir le plus riche, le plus puissant. Maintenant, ces efforts lui paraissaient minuscules, dérisoires. La peur abominable qui le tenaillait lui donnait brusquement le sens du relatif : le vrai trésor, celui qu’on néglige parce qu’il nous semble un dû, c’était la vie.

En pleine nuit, vers les quatre heures du matin, on lui apporta un message qui lui arracha un rictus nerveux. Il était signé Kallenberg et précisait :

TERRIBLEMENT INQUIET, TOTALEMENT À TA DISPOSITION
POUR TOUT CE QUE TU VOUDRAS, CORPS ET BIENS

Le Grec en fit une boulette qu’il ne jeta même pas, elle glissa simplement de ses mains.

À l’aurore du deuxième matin, Peggy vint le rejoindre et fut effrayée par sa mine blême, sa barbe de deux jours et les filaments rouges qui les striaient les yeux, quand il ôta ses lunettes un instant pour les essuyer. Il ne la vit même pas. Elle insista pour qu’il prenne un peu de repos. Il lui répondit d’un air absent qu’il allait y penser. Il se rendit auprès du commandant et lui demanda de cesser les recherches, prétextant que son dispositif personnel était en place. Mais l’officier ne voulut rien entendre et répondit que le gouvernement n’avait rien à refuser à l’armateur. S.S. haussa les épaules. Ne semblant pas s’apercevoir que Peggy s’accrochait à son bras, il grimpa dans son hélicoptère. À peine Jeff décollait-il que le Grec s’abîmait dans un sommeil de bête.

36

Dans l’après-midi du troisième jour, on détecta l’épave de l’appareil. Quand le Grec apprit la nouvelle, il volait dans son avion personnel vers le Portugal. Au steward qui lui tendait le message, il répondit qu’on mette tout en œuvre pour que la carcasse du Bonanza soit remontée le plus vite possible. Il était certain que le corps d’Achille ne s’y trouvait pas. Le fait qu’on ne l’ait pas encore retrouvé ne signifiait pas fatalement qu’il ait perdu la vie. Des naufragés avaient pu tenir au large pendant deux semaines, sans vivres et sans eau, dans des conditions météorologiques beaucoup plus mauvaises.

De toute façon, il allait savoir à quoi s’en tenir. Avant d’entrer dans la maison de Prophète, il renouvela ses instructions au chauffeur de la Rolls : au moindre coup de téléphone, qu’on vienne le chercher. Par surcroît de sécurité, il avait laissé à son état-major trois endroits où on pouvait le joindre à tout instant : par radio dans son Mystère XX et par téléphone, soit dans la Rolls au cours du trajet aéroport de Lisbonne-Cascaïs, soit dans la résidence du Prophète.

Il pénétra dans le petit salon d’où l’on voyait la mer scintiller, au-delà des collines parsemées de fleurs, de bougainvillées et d’eucalyptus. Sans mot dire, le Prophète lui étreignit longuement les deux mains. Le Grec hocha la tête et alla s’asseoir.

« Les cartes !… »

Elles glissèrent, soyeuses, sur le tapis bleu nuit. S.S. les regardait, hypnotisé, n’attendant rien d’autre d’elles que le verdict qu’il avait décidé qu’elles rendraient : Achille vivant ! Comme le silence se prolongeait, le Grec s’énerva :

« Alors ?

— Il n’y a plus beaucoup d’espoir… dit le Prophète avec circonspection.

— Qui vous parle d’espoir ?… Je ne vous demande pas un « peut-être » ! J’exige un « oui » ou un « non » ! Et je sais que c’est oui ! Parlez !

— Vous savez bien que ce n’est pas moi qui parle…

— Mon fils est-il mort, oui ou non ? »

Depuis vingt-cinq ans qu’il le connaissait, le Prophète n’avait jamais vu le Grec perdre son sang-froid. Pourtant, il le sentait sur le point de craquer, prêt à tout. Il fallait surtout ne pas le heurter de front, mettre de l’huile, beaucoup d’huile. Les cartes étaient formelles : Achille n’était plus de ce monde. Il était arrivé au Prophète de se tromper, et il souhaitait de toutes ses forces que ce fût le cas. Mais non, impossible, trop d’indices se recoupaient et concordaient. Le jeu entier puait la mort, il la voyait rôder dans la pièce, accrochée au veston de son visiteur. Comment le lui dire ? Comment le lui faire accepter ?

« Écoutez… Attendez encore un peu… Je ne peux pas être formel… Il faut que vous sachiez… Il y a d’autres choses qui vous concernent… des menaces… »

Le Grec crispa ses poings fermés sur le rebord de la table :

« Pour la dernière fois, je vous pose la question : Achille est-il en vie, oui ou non ? »

Il avait crié les derniers mots. Le Prophète hésita trois interminables secondes et décida de dire la vérité, « sa » vérité :

« Je crains que non. »

Satrapoulos se redressa avec la force d’un ressort. Pendant que sa chaise s’écrasait sur le sol, il balaya la table d’un revers de la main. Les tarots voltigèrent par terre, au hasard, et malgré lui, le Prophète ne put s’empêcher de constater avec horreur que, là encore, la mort était présente. Le Grec hurla :

« Charlatan ! Je n’en veux pas de votre mort ! Vous n’y connaissez rien ! Achille est vivant ! »

Abasourdi, le Prophète n’osa faire un mouvement ni ouvrir la bouche. S.S. tourna les talons et se précipita hors du salon comme un sanglier. En lui, une autre idée venait de naître. Puisqu’il ne pouvait plus compter sur les secours de la voyance, il allait solliciter les faveurs de la religion : l’Église orthodoxe ne pourrait pas lui refuser un miracle ! Pas à lui ! Il s’engouffra dans la Rolls :

« À l’aéroport ! »

Pendant que le chauffeur démarrait sur les chapeaux de roues, il décrocha le téléphone et eut en ligne son officier radio. D’une voix brève et saccadée, il lui donna ses ordres :

« Faites savoir que je veux donner une conférence de presse, à dix-neuf heures, dans ma maison d’Athènes. Je ferai une déclaration publique en présence de l’archimandrite de Corfou ! Qu’on aille le chercher tout de suite ! Répétez !… »