— Merde, ce cul, c’est pas vrai !… s’extasia le play-boy américain, pendant que continuait le blablabla…
— Vous avez devant vous, continua le Grec, un homme brisé. J’ai un fils, un fils unique, Achille. À l’instant où je vous parle, j’ignore où il se trouve. J’ignore même s’il est en vie. Sa vie m’est plus précieuse que ma propre vie.
— Ah ! ce cul !
— La ferme, quoi ! Vous ne respectez rien ! », se révolta la rédactrice délurée.
« Voilà ce que j’avais à vous dire… », poursuivit le Grec… « Si Dieu a rappelé mon fils à Lui, je me retire des affaires et du monde. Ma femme est entièrement d’accord avec cette décision. » (Sourires dans les coins, mouvements divers.) « Mais si, par miracle, par la grâce de Dieu, par bénédiction de la Vierge Blanche, je retrouvais Achille vivant, je jure solennellement » — là, le Grec s’adressa à l’archimandrite Corybantes — « … je jure solennellement que je remettrai tous mes biens, je dis bien TOUS, à notre Sainte Mère l’Église.
— Pour cette clause, c’est moins sûr que sa femme soit d’accord ! » ironisa un mauvais esprit.
« Messieurs, conclut le Grec, je vous remercie. Les recherches continuent. »
La séance était close. Avant même que le prélat ne soit descendu de son estrade, la moitié des journalistes avait quitté la pièce pour se ruer au téléphone. Les femmes surtout. Quant aux hommes, ils patientaient quelques secondes encore. Pour voir sortir Peggy. De dos.
Le Grec toisa Lewis d’un air courroucé : depuis quand se mettait-il en travers de son chemin ?
« Qu’est-ce que vous voulez ?
— C’est important, monsieur… »
Le secrétaire privé prit une mine de chien battu mais ne s’écarta pas pour autant du passage. Intrigué, l’archimandrite lui jeta un regard curieux. Peggy l’entraîna.
« Alors ? aboya Socrate… Vous ne voyez pas que je raccompagne Monseigneur ?
— C’est très grave, monsieur…
— Que peut-il y avoir de plus grave que ce que je souffre en ce moment ?
— Je sais monsieur, rien, seulement…
— Accouchez !
— C’est à propos de la Persian Petroleum…
— Vous perdez la raison, ou quoi ? Je viens d’annoncer que je renonçais définitivement à tout ! Et d’abord, à mes affaires ! Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse, votre Persian Petroleum ?
— C’est M. Kallenberg, monsieur…
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Et Mme Mikolofides…
— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
— Ils viennent de s’associer, monsieur ! Ils vont essayer de vous couler !
— Ils se détestent !
— Peut-être. En tout cas, ils rachètent les parts des petits porteurs pour fusionner et devenir majoritaires. »
Le Grec devint encore plus pâle.
« Les salauds ! Vous êtes sûr ?
— Certain, monsieur.
— Ils osent ! Ils savent que je suis en train de crever et ils osent !
— C’est pour cela qu’ils osent.
— Ah ! non. Jamais ! Ne serait-ce que par respect pour Achille, jamais !… Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Tout se joue sur deux actions. Il faut les empêcher de les avoir toutes. Me permettez-vous de m’en occuper ?
— Allez-y Lewis ! Vous avez pleins pouvoirs ! Démolissez-moi ces vautours ! »
Depuis huit heures, avec des précautions infinies, centimètre par centimètre, on halait l’épave. Les grutiers n’avaient pu garantir qu’ils arriveraient à la tirer complètement hors de l’eau. À quinze mètres de profondeur, il est impossible de savoir dans quelle partie du métal ont mordu les crocs d’acier qui balaient le fond de la mer à l’aveuglette. Une traction trop forte, un mouvement trop brutal et tous les efforts seraient réduits à néant : la carcasse du Bonanza s’engloutirait à nouveau et, plus jamais, nul ne pourrait la remonter de son écrasante prison liquide.
La Marine grecque avait posté des hommes-grenouilles tout au long des câbles jusqu’à une profondeur d’une centaine de mètres. Dans la mesure du possible, leur mission était d’arrimer l’épave plus solidement et de la soutenir jusqu’à la surface.
Tête nue sous le soleil, debout dans l’une des vedettes qui se balançait sous la houle, le Grec attendait, étranger à tout, les yeux rivés à ces filins d’acier s’enroulant à une lenteur infinie sur les treuils, dans l’immense silence que troublaient à peine le grincement des poulies et le cri angoissant des mouettes. Soudain, une énorme bulle d’un rouge vif vint s’étoiler sur l’écume des vagues : le signal… Cela signifiait que l’épave venait de passer au niveau du plongeur situé le plus profondément. Encore une demi-heure et l’on saurait si les débris de l’avion servaient de cercueil à Achille.
Malgré eux, tous ceux qui participaient à l’opération observaient Satrapoulos à la dérobée.
Depuis six jours, dans un rayon de cent kilomètres, chaque mètre carré de la mer avait été labouré des dizaines de fois par une multitude de bateaux. Il était impensable qu’un naufragé éventuel ait pu passer à travers les mailles de ce filet. En tout cas, tous les sauveteurs en avaient la conviction formelle. Tous sauf le Grec. Aucun raisonnement n’avait pu ébranler sa certitude intérieure fondée sur le commerce intime qu’il entretenait avec ses dieux personnels. Vingt ans plus tôt, ils avaient exigé de lui qu’il ensemence le même endroit avec les cendres de sa mère. Par conséquent, il était impossible aujourd’hui qu’ils permettent à la mer de lui garder, en offrande supplémentaire, le corps de son fils. Il y a des lieux peuplés de signes. Celui-ci en était un. Il ne l’avait pas choisi et, pourtant, pour la deuxième fois, il y jouait sa vie. La première fois, la mort de l’autre l’avait fait renaître. Aujourd’hui, si elle était confirmée, elle le ferait mourir.
Un homme-grenouille émergea brusquement et fit de grands signes pour qu’on manœuvre plus doucement encore. Les matelots ralentirent le rythme des treuils. Sur le pont arrière de l’aviso, côte à côte sans s’adresser la parole, épaule contre épaule, sans se voir, Lena et Peggy, l’ancienne femme et la nouvelle, crispèrent leurs mains d’un même mouvement sur la lisse de la rambarde. Geste identique pour des raisons opposées : Peggy, parce qu’elle avait l’habitude de la mort, Lena, parce qu’elle n’avait jamais été effleuré par le malheur. Et que, pour ce baptême, il s’agissait de son fils.
Au coup de sifflet d’un contremaître, toutes les embarcations légères s’écartèrent pour faire cercle autour des câbles d’acier tendus comme des cordes de guitare. Sous l’eau, on aperçut vaguement une immense forme grise dont la réverbération rendait les contours incertains, flous et mouvants. Seul, le canot du Grec n’avait pas bougé. Satrapoulos avait eu un geste si impératif que l’officier n’avait pas osé entreprendre la manœuvre. Il y eut un remous. La queue de l’appareil apparut, marquée du sigle G.À.L. des Graecian Air Lines. Un énorme crochet d’acier était fixé dans l’aileron horizontal dont on apercevait la déchirure. Le fuselage s’arracha ensuite à la masse liquide, laissant apercevoir le second crochet mordant le ventre de l’appareil.
Dans une seconde, on allait pouvoir distinguer le cockpit. Le Grec étreignit à la broyer la tête de la statue de la Vierge. La dernière mâchoire d’acier creva doucement la surface, soutenant le bout de l’aile droite dont on sentait les vibrations. Ainsi hissé, l’avion émergeait de l’eau aux trois quarts, dans un angle bizarre, déséquilibré par rapport à un plan horizontal, nez en bas, invisible encore, comme s’il s’était figé dans son mouvement en amorçant un tonneau en piqué.