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Le plexiglas de la partie visible dû cockpit était obscurci par une espèce de buée, empêchant le regard de pénétrer à l’intérieur.

« Halte ! » hurla l’officier qui commandait la manœuvre.

Les hommes d’équipage bloquèrent les treuils. Maintenant, c’était aux pontonniers de jouer. Ils allaient passer des bouées sous l’épave pour la maintenir à la surface. Ensuite, on hisserait l’appareil à bord d’un dock flottant.

Alors, dans le fantastique silence, se déroula quelque chose de stupéfiant.

Le Grec allongea la main et toucha un bout de l’aile. Il s’y accrocha. Son bateau pivota faiblement sous sa traction. Un marin fit un mouvement pour intervenir. D’un regard furibond, le Grec le figea sur place. Avant que quiconque ait pu bouger pour l’en empêcher, il empoigna à deux mains la bordure de l’aile, fit un rétablissement et se mit à ramper en direction de la carlingue…

« Monsieur ! » cria d’une voix angoissée le commandant de l’aviso…

Le Grec ne l’entendit pas. Même à coups de canon, on n’aurait pu l’empêcher de faire ce qu’il avait à faire : il fallait qu’il sache ! Sous son poids, la carcasse du Bonanza se mit à vibrer. Il était trop tard pour que quiconque pût désormais s’interposer. Le moindre poids supplémentaire et le métal où griffaient les crochets se déchirait comme une soie pourrie.

Lentement, le Grec se mit à progresser sur l’arête de l’aile, glissant parfois sur l’aluminium humide… Suspendus à ses gestes, fascinés, les témoins retenaient leur souffle. Il semblait qu’un seul mot prononcé un peu fort suffirait à provoquer une irréparable rupture. Pourtant, le Grec parvenait à saisir le montant du cockpit… Il chercha un appui pour ses pieds, ne le trouva pas et s’accrocha à pleins bras au dôme de plexiglas sur lequel il se jucha à califourchon.

Le commandant fit une deuxième tentative. D’une voix qu’il tenta vainement de rendre naturelle, il lança :

« Monsieur !… Laissez-vous glisser sur l’aile et revenez à votre point de départ ! Laissez faire nos spécialistes… »

Cette fois, le Grec l’entendit. Dans sa rage d’être dérangé, il fit un geste violent qui le déséquilibra presque, à la grande horreur de Peggy. La carcasse de l’avion frémit et eut un balancement menaçant. Le Grec s’essuya le front. Il fallait maintenant qu’il fasse glisser la portière que la pression de l’eau avait dû refermer. Tête en bas, à plat ventre, il se pencha de plus en plus pour atteindre l’emplacement de la poignée. Il l’effleura du bout des doigts, s’y cramponna et pesa sur elle de tout son corps. Sous sa poussée, il la sentait vibrer dans son logement… Il fallait qu’elle s’ouvre qu’elle livre son secret !… Un effort encore… Il sentit que ça y était, qu’elle venait… Elle pivota lentement et s’ouvrit maintenue en équilibre par le Grec qui la retenait de toutes ses forces. Il devait maintenant passer la tête dans la carlingue, essayer de s’y glisser si le poids de cette foutue porte ne le faisait pas tomber à la mer…

Sur la passerelle de l’aviso, muette, Lena pleurait doucement, Peggy gardait les yeux secs mais, mieux que des larmes, la crispation de ses muscles exprimait son angoisse, sa peur abominable, son désarroi. Elle vit son mari basculer en avant dans un ultime effort et s’engouffrer à l’intérieur de la carlingue comme s’il y avait été aspiré. Avec un bruit sourd et feutré, la porte se referma sur lui. C’est à cet instant précis que l’aileron de la queue céda en premier. L’extrémité de l’épave s’abattit sur la mer dans une gerbe d’écume. De dix poitrines jaillit le même cri :

« Attention ! »

Presque aussitôt, le métal de l’aile sembla se froisser et le câble qui le retenait voltigea vers le ciel avec un sifflement. L’espace d’une seconde, tout le poids de l’appareil fut supporté par le dernier filin accroché sous la carlingue. Il se brisa net. Personne n’eut le temps d’esquisser le moindre mouvement.

Nez en avant, l’avion piqua dans l’eau à la verticale à la vitesse d’une pierre. Sur le pont de l’aviso, Peggy détourna le visage, poussa une longue plainte et se mordit les poings. Quand elle se força à regarder à nouveau, la mer était vide. Là où se trouvait l’appareil un instant plus tôt, il n’y avait plus rien. Plus rien qu’un puissant remous faisant tanguer les vedettes, et dont les ondulations souples s’éloignaient en cercles concentriques vers le large.

ÉPILOGUE

Kallenberg se tamponna le front à l’aide d’un mouchoir de soie marqué à ses initiales. On crevait de chaleur dans la chapelle et l’odeur de l’encens l’incommodait jusqu’à lui donner envie de vomir. Avec ce huitième mariage, il talonnait de près le recordman du monde de la catégorie, feu Gustave Bambilt, l’homme qui avait convolé onze fois. Il se souvint du plongeon qui lui avait coûté la vie à New York, dans sa piscine du soixantième étage, le jour de son divorce avec Nut. Avec agacement, il revécut aussi la scène déplaisante où le Grec, son cher vieux rival, était devenu ce héros d’un jour de pacotille, « l’homme à la rose ».

Seulement, qu’en restait-il de « l’homme à la rose » ? Aujourd’hui, ses os en poussière gisaient depuis un an au large des côtes grecques, par quinze cents mètres de fond. Sa veuve avait refusé que l’on fît une seconde tentative pour renflouer l’épave qui lui servait de cercueil. Les autorités avaient respecté son chagrin et s’étaient inclinées devant ce désir. Le destin avait donc rendu à la mer ce qui était né de la mer et avait vécu de la mer, regroupant dans la mort au même endroit ces trois êtres qui s’étaient si peu vus au cours de leur vie : la mère, son fils et le fils de son fils. La faune sous-marine y reconnaîtrait les siens. Tout cela était bien déprimant… Parfois, lorsque Barbe-Bleue évoquait cette implacable chaîne de deuils dramatiques, il hochait la tête avec tristesse mais ne pouvait s’empêcher d’esquisser, malgré lui, l’ombre fugace d’un sourire. Après tout, il était bien vivant, lui, en grande forme ! Il n’allait pas permettre à ces pensées lugubres d’envahir son esprit et de troubler sa digestion. Il avait toujours son appétit de grand carnassier, buvait comme un trou et continuait à amasser des fortunes fabuleuses, grignotant petit à petit l’empire financier de Médée Mikolofides, son ex-belle-mère. À près de quatre-vingts ans, elle s’obstinait à ne pas mourir, refusant de passer la main, s’accrochant à la vie, empoisonnant tout le monde avec sa longévité suspecte.

Kallenberg reporta les yeux sur la ravissante silhouette de celle qui, dans une minute, allait devenir sa femme. Bien que longue et mince, elle paraissait minuscule à côté de lui. Vu de loin, le couple évoquait un papa attentionné qui est allé chercher sa petite fille à l’école et la tient tendrement par la main. Pour célébrer cette union, le Phanar n’avait pu moins faire que déléguer à Ixion le plus considérable de ses représentants, l’archimandrite Halirrhotios, venu tout spécialement d’Istanbul. Avec beaucoup d’argent d’un côté et un peu de bonne volonté de l’autre, des arrangements sont toujours possibles avec les serviteurs du Ciel. Un décret qui ferait jurisprudence dans les annales religieuses avait stipulé que Kallenberg, par le fait même de son veuvage, retrouvait une virginité de célibataire.

La mort d’Irène l’avait délié, en quelque sorte, de tous ses divorces précédents.