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S.S. était devenu blême, ne sachant pas très bien si le goût métallique qu’il avait dans la bouche provenait des mille injures qui se pressaient et tournoyaient sans qu’il pût les articuler. Cela l’aurait tant soulagé, de les lui jeter à la face, mais rien ne sortit. Il tourna les talons et franchit le seuil de la porte. Furieusement, il essayait de broyer le morceau de bois entre ses mains. Il allait lui falloir attendre des heures encore, la soirée de Londres, chez Kallenberg, pour savoir à quoi s’en tenir.

On pouvait tout dire de Raphaël Dun, sauf qu’il n’était pas beau. Immense, svelte, les cheveux légèrement argentés, il avait une façon animale de bouger qui faisait se retourner les femmes sur lui. À trente-deux ans, il avait encore les séductions de l’adolescence, son désarroi feint et ses incertitudes, ses volte-face et sa fantaisie. Parfois, il se demandait combien de temps encore durerait la grâce. Debout et complètement nu, il s’étira devant le miroir immense qui couvrait un panneau entier de sa chambre du Ritz. Il avait toujours été fasciné par les palaces, celui surtout de la place Vendôme, à tel point que pour ne pas en être trop éloigné lorsque ses pertes au jeu ne lui laissaient pas les moyens d’y résider, il avait loué le petit studio d’un quatrième étage de la rue Cambon, juste en face du dais du Bar-Bleu. Les jours fastes, il n’avait qu’à téléphoner à la réception qui lui envoyait un chasseur pour prendre ses valises. Et lui-même, en changeant de trottoir, changeait d’univers.

Sa carte d’identité portait la mention « journaliste ». En fait, il n’était ni reporter ni photographe, bien qu’il eût tâté des deux avec des fortunes diverses. C’est peut-être pour cela qu’on le définissait comme il se définissait lui-même : grand reporter. Statut polyvalent, inodore, vaguement flatteur et passe-partout, dont l’absence de spécialisation l’avait rendu indispensable dans un milieu social hautement polyvalent lui aussi. Un milieu où le flou est de rigueur et dans lequel ne pas avouer ce qu’on sait faire, ou plutôt avouer en riant qu’on ne sait rien faire, signifie qu’on peut faire n’importe quoi.

Raph avait bâti sa vie sur cette ambiguïté. Ses parents étaient quincailliers — il n’y a pas de sot métier, certes, mais il cachait ses origines comme une tare, par délicatesse envers ses amis, qu’une telle ascendance aurait pu choquer. Quand il se demandait lui-même comment il s’y était pris pour sortir de ce guêpier, franchement et en toute humilité, il ne trouvait pas de réponse. La chance, peut-être, et un flair infaillible pour s’accrocher à qui il fallait, quand il le fallait, tout en ne rencontrant plus ceux qui auraient pu le gêner dans ses positions acquises de fraîche date. Sa spontanéité relevait de la mathématique : chaque sourire, chaque clin d’œil ou poignée de main était dosé et soupesé avec la précision d’une balance électronique. Raph divisait le monde en deux catégories : ceux qui pouvaient le servir, et les autres. Systématiquement, il ne fréquentait que les premiers. Comme il n’était affligé d’aucun talent, en dehors de son habileté pour le poker, il s’était taillé une réputation d’arbitre très flatteuse. On disait, à propos d’un film : « Et Dun, qu’est-ce qu’il en pense ? »

Et d’un peintre : « Il faudra que j’emmène Raph voir ses tableaux. »

Son port d’attache était New York, son lieu de villégiature, Acapulco, la ville de son cœur, Rome. Il était né à Paris, rue de la Folie-Regnault, dans le quartier de Charonne.

Un jour, il allait sur ses seize ans et, après avoir péniblement passé son certificat d’études, avait endossé, comme papa, la blouse grise des droguistes, un jour donc, une voiture de luxe s’était écrasée juste devant la boutique. Pendant qu’on appelait Police secours, il était sorti pour voir l’accident de plus près. L’avant de la calandre s’était encastré sous une camionnette de légumes en livraison. Au volant, il y avait une jeune femme superbe qu’il avait reconnue tout de suite, malgré le sang qui tachait son visage : Clara Marlowe, son actrice préférée. Bouleversé, il avait voulu s’approcher davantage, mais s’était fait rudement rabrouer par un agent de la circulation qui protégeait la voiture de la foule en attendant ses collègues. Le car était arrivé, et presque simultanément, une immense ambulance, dans laquelle des infirmiers en blanc, aidés par les agents, avaient chargé le corps. D’après ce qu’on disait autour de lui, Clara Marlowe n’était que blessée, et soûle comme une grive.

Raph ne le savait pas encore à ce moment précis, mais l’accident allait décider de son avenir. Une heure plus tard, deux garçons, jeunes, nonchalants et beaux, poussaient la porte de la boutique. Ils se présentèrent comme reporters à Paris-Soir. À Raph, qui ne s’appelait pas encore Raphaël Dun, mais Paul Gueffier, ils demandèrent des détails sur la collision. « Venez prendre un verre avec nous, vous nous raconterez ça au bistrot. » Son père n’avait rien osé dire. Il avait ôté sa blouse et les avait suivis. On venait juste de déclarer la guerre, la vie n’était pas marrante, la droguerie non plus, son père était sinistre. Quand ils furent attablés, Paul fut ébloui par l’aisance des garçons qui étaient à peine ses aînés. Lui qui n’avait jamais osé pousser la porte de ce bar. Et eux, qui s’y comportaient, sans même y avoir jamais pénétré, il en était certain, comme s’ils l’avaient toujours connu. Quand ils eurent tiré de lui tous les tuyaux qu’ils souhaitaient, ils le remercièrent : « Dis donc, tu as l’œil ! Tu feras un bon journaliste. On te laisse, car on nous attend à Cannes ce soir. » Voilà. Il n’en avait pas fallu davantage pour lui enfiévrer l’esprit et lui faire jeter au visage de ses parents, qui lui reprochaient son air absent lorsqu’il servait les clients, le grand mot de « vocation ».

« Tu as fini de t’admirer ? »

Raph redescendit sur terre. Il l’avait oubliée, celle-là. Sans se retourner, il lui jeta un regard, dans le miroir. Nue elle aussi, à demi allongée sur les draps froissés dans la pose étudiée d’une odalisque. Blonde, vingt-cinq ans, une chaîne d’or autour de la taille, une autre, plus fine, autour de la cheville gauche, des yeux battus, violets, sur lesquels le rimmel avait coulé, un corps cuivré, presque trop parfait pour être parfaitement sensuel. Au pied du lit, gisant dans le mouvement même de leur chute, des vêtements, des chaussures, talons plats et tweed brun, cachemire beige. Elle et lui, ça durait depuis trois jours, sans que l’un d’eux eût vraiment réussi à prendre l’avantage, chacun fou de lui-même.

« Tu devrais t’habiller, mon chou.

— Je m’appelle Ingeborg. Pas mon chou. »

C’était le moment pénible, celui où l’on doit se quitter, sans vraiment bien savoir comment prendre congé. Il avait été flatté qu’elle se jette à sa tête, car le compagnon qu’elle avait quitté pour lui — « mon mari » —, disait-elle — était un personnage en vue de la grande tribu du Tout-Paris, cinq cents pique-assiette se détestant cordialement sans pouvoir se passer les uns des autres. Raph tenta d’esquiver en douceur, en entrant dans son système :

« Ton mari va s’inquiéter… »

Elle ironisa :

« Pourquoi ? Il sait très bien que je suis avec toi !

— Tout de même… Voilà trois jours que tu n’as pas quitté l’hôtel.

— Et tu as trouvé le moyen de t’absenter vingt-quatre heures.

— Le travail…

— Quel travail ?

— En Grèce, je te l’ai dit.

— Tu te figures que je t’ai cru ? »

Raph haussa les épaules. Elles sont toutes les mêmes, songea-t-il. Et celle-là devait être pire que les autres. Mais il devait se contenir, prisonnier du personnage drôle et empressé qu’il jouait, lorsqu’il voulait les emmener dans son lit.