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« Montre-moi ton passeport.

— Si tu veux. »

Il alla le chercher dans le soufflet de sa valise. Peut-être aurait-il mieux fait de ne pas la laisser seule dans sa chambre pendant son absence.

« Tiens, regarde. »

Avec un demi-sourire, mais l’œil acéré, elle examina soigneusement les cachets de la douane. Il ne lui mentait donc pas.

« Alors, tu me crois ?

— Elle était jolie ?

— Pourquoi dis-tu « elle » ?

— Je me trompe ?

— Ni oui ni non. »

Il ne put retenir un sourire à l’idée de la vieille femme qu’il aurait dû rencontrer la veille, dans un endroit impossible, un village perdu de sauvages — genre de tourisme pour lequel Dun éprouvait une insurmontable aversion. Fidèle à l’une de ses multiples devises, « la cambrousse aux campagnards », il avait préféré ne pas bouger d’Athènes où de bons copains avaient organisé en son honneur un fantastique strip-poker, pendant qu’un obscur « confrère » local se chargeait à sa place de la besogne, trop heureux d’être promu au rang de collaborateur du grand Dun. Le sans-gloire s’était parfaitement acquitté de son travail, rapportant une information de première grandeur dont il ne pouvait soupçonner le prix. Dun l’avait royalement payé de sa poche : tout le monde était content. Après tout, les frais étaient pratiquement illimités, bien que la note pour la location d’un hélicoptère ait eu de quoi faire dresser les cheveux sur la tête. La fille se méprit sur le sens de son sourire :

« Ça t’amuse ? Tu m’enlèves la nuit à mon mari, tu me cloîtres au Ritz et tu t’en vas en Grèce dès le lendemain pour y rejoindre une femme ! Tu te fous de moi ? »

Cette fois le rire de Raph éclata sans contrainte :

« Ingeborg ! C’est ridicule ! Vous êtes extraordinaires, les femmes ! Dès qu’on vous quitte, c’est pour aller en retrouver une autre !

— Tu viens de le dire toi-même.

— Mais c’était une vieille, pour le travail. Et je ne l’ai même pas vue !

— Tu me plaques six heures après notre rencontre pour aller rejoindre une vieille ? Et je vais avaler ça ? Tu me prends pour qui ? »

Il hésita entre la colère et le fou rire. Son humeur badine prit le dessus. Il la rejoignit sur le lit et l’enlaça :

« Je te jure sur ta tête qu’elle avait plus de quatre-vingts ans.

— Non, jure-le sur la tienne. Une tante à héritage ?

— Si tu veux, oui. Quelque chose comme ça. Mieux que ça.

— C’est toi l’héritier ?

— Hélas ! non. Mais j’aurai peut-être une bonne pincée au moment du pactole.

— Tu le sauras quand ?

— Déjà, ce soir, j’y verrai plus clair.

— Elle va mourir ce soir ?

— Tu es folle ? Qui dit ça ?

— Tu es difficile à suivre, tu sais. Allez, raconte.

— Je ne peux pas t’en dire plus. Non, sérieusement mon chou, c’est secret.

— Me voilà condamnée à vivre avec un homme-mystère. »

Il eut un frisson de panique : « condamnée à vivre » ? Où allait-elle chercher ça ? Dans moins de quatre heures, il serait dans l’avion de Londres. Par courtoisie, Kallenberg avait même proposé de mettre à sa disposition son jet privé. Raph avait eu le bon goût de ne pas accepter. À neuf heures très précises, coulé dans son smoking de chez Cardin — trois essayages sous l’œil du maître en personne — il ferait son entrée, sans elle évidemment, dans le fabuleux hôtel de Kallenberg, en comparaison duquel Buckingham Palace avait l’air d’une vieille et sinistre baraque, clinquante et sans charme. La soirée promettait d’être l’une des plus étonnantes qu’il ait vécues, et pourtant, il était payé depuis des années pour vivre ce genre de soirées. Comment allait-il se débarrasser d’Ingeborg ? Il lui avait tellement juré qu’il allait l’emmener dîner chez Maxim’s. Elle dut flairer sa pensée :

« Comment veux-tu que je m’habille, ce soir ? »

Il biaisa : « Ma foi… » Elle insista : « Long ou court ? » Cette fois, on y était. « Ingeborg… », commença-t-il. Elle riva sur lui ses yeux bleus, presque violets : « Oui ?… » Il se jeta à l’eau :

« On ira dîner demain. Ce soir, ça m’est impossible. Il faut que je parte pour Londres. Dans deux heures.

— Pour Londres ?

— Hé oui ! Pour Londres !

— Une autre vieille dame ?

— Écoute… C’est en rapport avec l’affaire dont je viens de te parler. La soirée chez Kallenberg…

— Emmène-moi. »

L’emmener ? Elle était complètement folle ! Les plus belles femmes du monde seraient là, les plus riches, les plus titrées, et d’emblée, sans avoir rien mérité, elle voulait faire partie de cet aréopage où il avait eu tant de mal à se faire admettre… La plaisanterie avait assez duré, il n’avait pas de comptes à lui rendre :

« Tu vas t’habiller bien gentiment, mon chou… »

Elle se rebiffa avec une sauvagerie dont il ne la croyait pas capable :

« Mon petit Raph, on va voir qui de nous deux est un chou. Si tu m’as trouvée assez bonne pour partager ton lit, je veux l’être aussi pour partager ta soirée. Et ne discute pas, ma décision est prise : j’irai. »

Affolé par son aplomb, il lui jeta avec méchanceté :

« Maintenant, ça suffit. On a été très copains tous les deux, mais je vois que j’ai eu tort d’être gentil. Alors tu vas me faire le plaisir de filer. Et tout de suite !

— C’est ton dernier mot ?

— Je ne te dirai pas le dernier, tu trouverais que je suis mufle.

— Très bien. »

Elle se leva du lit, alla à la coiffeuse et rajusta machinalement quelques-unes de ses mèches. Raph respira : ç’avait été plus facile qu’il ne pensait. Bien sûr, il allait se fâcher avec elle, ce dont il avait horreur, car il adorait conserver ses anciennes maîtresses, les revoir de temps en temps, entre deux voyages. Mais franchement, elle ne l’avait pas aidé ! Il la regarda distraitement faire quelques pas dans la chambre, superbe et nue. Elle se dirigeait vers la porte. Raph se sentit brusquement pétrifié. Incertaine, incrédule, sa voix croassa :

« Où vas-tu ?

— Je file. C’est bien ce que tu m’as demandé ? »

Et sans un mot de plus, elle ouvrit la porte et disparut dans le couloir. Une décharge d’adrénaline submergea Raph et le fit se jeter à sa poursuite. Il entrouvrit la porte et l’aperçut, sur sa gauche, marchant tranquillement dans le couloir du Ritz, avec la même aisance que si elle avait été vêtue de pied en cap : un désastre. Il était connu dans le palace et l’administration fermait volontiers les yeux sur les notes qu’il payait souvent avec des semaines de retard. Il fallait surtout éviter le scandale. Il se lança derrière elle, criant son nom d’une voix étouffée : « Ingeborg… Ingeborg !… » Comme en un rêve, il la voyait s’éloigner, ses petites fessés roulant sur ses longues jambes, au rythme de sa marche tranquille et souveraine. Et soudain, le cauchemar : à l’autre bout du couloir, Marcel, le garçon d’étage, un plateau sur les bras, venait d’apparaître. Quant à Ingeborg, elle allait atteindre le palier de l’ascenseur, et là, plus personne ne pouvait dire ce qui se passerait. Marcel fut magnifique : il ne se retourna même pas sur elle, se contentant de saluer Raph comme si la situation avait été parfaitement normale. Devant l’air égaré de Raph, qui semblait lui demander secours, il laissa tomber d’un air très déférent :

« Avez-vous un problème, monsieur Dun ? Puis-je vous aider ? »