— Je sais, s’était exclamé le Grec, moi j’en ai trente-huit. Mais dans quatre ans, elle en aura dix-sept, et moi quarante-deux seulement, ce qui n’est pas si terrible comme différence. Je vous demande une seule chose, permettez-moi de l’attendre. » La veuve de Mikolofides se rendait bien compte qu’il était sincère. Très doucement, elle essaya de lui faire comprendre que cette union, dans l’état actuel des choses, était impossible, qu’elle ne dépendait même pas d’elle et qu’Helena, devenue jeune fille, aurait son mot à dire, ses choix à assumer. Mais Satrapoulos resta inébranlable, à tel point que Médée touchée alla même jusqu’à lui dire : « Écoutez, je vais vous parler franchement. J’ai trois filles, et les deux autres sont aussi jolies que Lena. Si vous avez l’idée d’entrer un jour dans la famille, pourquoi ne choisissez-vous pas l’une de ses sœurs ? Pas Melina, non, elle n’a que quinze ans, mais Irène qui en a dix-neuf ? » Le Grec secoua doucement la tête. « Madame Mikolofides, j’attendrai tout le temps qu’il faudra, mais j’attendrai, pour qu’un jour Helena puisse devenir ma femme. »
Il attendit quatre ans. Et ce fut le mariage. Lena était presque d’une beauté surnaturelle, mais elle était la dernière à sembler s’en apercevoir. Un mince visage fin, une peau transparente, des yeux immenses embusqués derrière une lourde frange de cheveux blond cendré, un petit nez fin et rectiligne, elle était l’incarnation de cette perfection esthétique, gravée cinq siècles avant Jésus-Christ par des génies anonymes sur la terre cuite des poteries. Pendant un an, le Grec, conscient d’avoir réussi à s’offrir le plus beau jouet de sa vie, fut le mari le plus fou qu’on puisse rêver, imprévisible, à la fois père et amant.
Puis sa nature reprit le dessus. Entre Lena et lui, il y eut désormais un téléphone, posé devant eux sur la table, pendant le petit déjeuner, au chevet du lit, en vacances. Et les voyages en coup de vent, qui l’emmenaient aux quatre coins du monde, pour deux jours ou une semaine, c’était selon, au gré des affaires, sans cesse plus exigeantes, plus énormes, plus cannibales. Lena, qui avait fini par s’habituer à ces excès de tendresse, se sentit soudain nue, froide, délaissée. Elle n’avait pas eu le temps de faire la transition entre l’affection de son père et la sensualité de Socrate. Elle était passée, sans heurts, sans rupture, des bras de ce père dans le lit de son mari, considérant ce dernier comme un père en second qui lui aurait fait l’amour. Et elle se retrouvait orpheline, malgré une grossesse survenue deux ans après son mariage, alors qu’elle ne voyait déjà plus Socrate qu’entre une étude de marché à Cuba ou la réunion de ses directeurs sur une côte d’Arabie Saoudite. À sa grande stupéfaction, elle avait donné le jour à des jumeaux, Achille et Maria, ce qui lui avait valu la désagréable impression de se sentir non seulement orpheline, mais fille mère. Elle s’était refermée sur elle-même, vaguement intéressée par ces deux petites choses vagissantes, retrouvant machinalement les gestes de son enfance, s’enfermant des heures entières dans sa chambre pour y écouter des disques, aussi isolée par sa fortune, le nom de sa mère et la célébrité croissante de son mari, que si elle s’était trouvée sur une île déserté.
Comme lorsqu’elle était jeune fille, elle rêvait d’un prince charmant, à l’époque où ses sœurs, en riant, lui parlaient de son « fiancé » en se touchant le nez d’un geste significatif qui les faisait toujours éclater de rire. Ce n’était qu’un jeu, son union n’était qu’un jeu et, ses enfants, une mauvaise farce. Elle avait rencontré Marc au cours d’une croisière, juste après que sa sœur Irène eut épousé Kallenberg, ce qui avait enchanté Médée Mikolofides craignant de voir son aînée rester vieille fille. Pour Lena, Marc Saurel n’était pas un inconnu. À plusieurs reprises, elle avait rêvé sur son visage dans la pénombre du salon où sa mère faisait de temps en temps projeter les derniers films américains. Marc, qui était long, mince, musclé et fuselé, avait mieux fait sentir à Lena, par contraste, à quel point Socrate était court, lourd, trapu.
Malheureusement, Belle veillait. À lui seul, ce diminutif d’Isabelle était grotesque, car Belle, loin d’être belle, accusait facilement dix ans de plus que son mari — Lena était certaine qu’elle les avait — bien qu’elle affirmât, avec des mines sucrées de petite fille, en avoir trente-cinq comme lui. Passionnée de bridge, elle avait la particularité de jouer pour ainsi dire d’un œil, l’autre restant posé sur Marc en permanence. Quand elle parlait d’elle-même, elle ne disait jamais « je », mais « nous », pour mieux marquer ses droits de propriétaire exclusive, lançant par exemple : « Nous sommes rentrés parce que nous avions la migraine », « Nous détestons Modigliani mais nous adorons Cranach ». Comme si ce « nous » n’était pas suffisant, et afin que nul n’en ignore, elle truffait ses propos à tout bout de champ, pour un oui, pour un non, du mot « mari », précédé du possessif « mon » : « Mon mari a tenu à m’accompagner dans la salle de bain », ou : « Mon mari est resté à mon chevet pour me faire la lecture », ou encore : « Mon mari et moi, lorsque nous avons des aigreurs d’estomac », ou alors : « Mon mari est un enfant. Dès qu’il tourne, où qu’il soit, mon mari me téléphone plusieurs fois par jour, si par extraordinaire je n’ai pu le suivre. » — En appuyant lourdement sur « extraordinaire ».
Lena plaignait Marc sincèrement. Elle le sentait perdu, captif entre les mains de cette ogresse qui utilisait contre lui, pour mieux l’engluer, toutes ses séductions : son horreur des détails matériels justifiait la gouvernante — elle l’était —, son horreur des chiffres, des plans et des calculs, l’administrateur — elle faisait les comptes du ménage —, sa phobie de la précision et des rendez-vous, la secrétaire — elle minutait toutes ses entrevues —, son indifférence avouée pour le déroulement de sa carrière, l’imprésario — elle signait ses contrats. Il y avait pire : dans sa certitude de ne jamais être détrônée, elle se payait même le luxe de désigner à Marc, avec des commentaires appropriés, les femmes qui lui semblaient séduisantes. Et l’autre adorable idiot qui marchait dans son système, ne comprenant pas que cette sollicitude maternelle, ces soins constants, le châtraient beaucoup plus sûrement que ne l’eût fait un coup de rasoir !
Sans bien analyser cette impulsion, Lena éprouvait parfois un tel besoin physique de toucher Marc qu’il lui arrivait, lorsqu’elle se trouvait près de lui, de ponctuer les discours qu’elle lui adressait de petites tapes sur sa main à lui, ou sur sa cuisse ; gestes inoffensifs en apparence, mais très révélateurs pour un œil exercé — celui de Belle, entre autres — et qui lui faisaient passer dans tout le corps une espèce de délicieux frisson électrique. Belle n’était pas dupe, habituée à déceler chez les admiratrices de son mari, avant même qu’elles en aient eu conscience, la moindre convoitise. Dès le début de la croisière, elle avait flairé le vent, sans pouvoir se décider toutefois à considérer cette petite-bourgeoise non révélée, mais ravissante, comme une rivale de poids : elle trouvait Lena trop insignifiante, trop bête. Bien sûr, c’était agaçant de devoir rester toute la journée en pantalon et tunique — la cellulite — alors que cette petite dinde paradait sur le pont dans un minuscule deux-pièces, sachant très bien que son corps était sans défaut. Quant à Satrapoulos, fat comme tous les maris, il ne voyait rien, trop sûr des hiérarchies établies pour remettre en question les choses acquises, femme comprise.