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Le premier matin, Lena sortait de sa cabine lorsque Marc avait jailli sur le yacht, d’un seul rétablissement, sortant de l’eau comme une apparition, ruisselant, bronzé, magnifique. Lena n’oublierait jamais le sourire étincelant qu’il lui avait adressé — en dehors du regard de Belle, accaparée par un raseur de marque, béni soit-il ! qu’elle avait plumé la veille au gin-rummy. Mieux qu’une promesse, ce sourire était une certitude. Il signifiait qu’un jour, elle et lui…

Lena, élevée d’une façon très stricte et quasi orientale, n’avait jamais connu l’étreinte d’un autre homme que son mari. En revanche, avant et après le mariage, elle en avait imaginé mille, dont les fantasmes, lorsqu’elle était seule dans sa chambre et qu’elle se caressait, la compensaient de ce que la réalité lui refusait. Il avait fallu une circonstance exceptionnelle, le cinquième jour de la traversée, au large des îles grecques, pour que la chose arrivât.

Belle, qui jouait une grosse somme contre un homme d’État, était sur le pont arrière, absorbée mais tranquille, car un instant plus tôt, elle avait vu Marc, seul dans la mer, nager autour d’une épave formée de quelques planches recouvertes d’une mousse verdâtre. En déplaçant sa tête d’une trentaine de degrés, elle pouvait l’apercevoir, passant et repassant sous le radeau d’un mouvement coulé et souple. Au même moment, Lena, se laissant glisser à l’eau côté tribord, contournait le yacht à la nage. Arrivée à la hauteur de la poupe, elle fit un grand geste de la main en direction de Marc, qui, lui rendant son salut, l’invita à le rejoindre par une mimique silencieuse. Satrapoulos était dans son bureau, son téléphone à l’oreille, ses dossiers contre son cœur. Lena se dirigea vers Marc d’une brasse nonchalante, parut changer d’avis, fit demi-tour, longea la coque jusqu’à la proue et attendit dans son ombre, se maintenant sur le dos par une paresseuse ondulation des hanches. De son côté, Marc faisait dériver son radeau, afin de ne plus se trouver dans l’angle de vision de Belle. La scène avait été parfaitement silencieuse. La suite aussi. Quand Marc, toujours poussant son radeau, arriva assez près de Lena pour la toucher, elle plongea, d’un coup de bascule vif, les jambes jointes et raides, formant un angle droit parfait avec la surface de l’eau, sans un remous. Six mètres plus bas, elle se retourna sur le dos et vit, très haut au-dessus d’elle, dans un chatoiement de violet et d’indigo, le corps de Marc, minuscule et délié, d’un rouge orangé très violent, bien que translucide. Autour du soleil de ce corps, rendu plus mystérieux encore par la réfraction, une réverbération de lumière blanche, mille fois brisée par le rythme lent de la houle et de l’écume. D’un coup de talon, Lena remonta de ses profondeurs vers cette féerie lumineuse, oubliant au cours de son ascension qui elle était, comment elle s’appelait, où elle se trouvait, le jour, l’année, et son mari au-dessus de sa tête, petit personnage écrasé dans les entrailles de son propre bateau, peuplé de marins sournois, d’invités ennuyeux et d’épouses légitimes. Plus rien ni personne n’existait, sauf ce corps couleur de feu vers lequel la propulsait l’ample battement de ses jambes.

Elle fit surface et s’accrocha au radeau. Les jambes de Marc frôlèrent les siennes. Ils étaient maintenant sous le pont avant du Pégase, dans une ombre bleutée, libérés de toute pesanteur, flottant mollement dans l’eau presque tiède, le cœur battant au rythme même de la mer et de la houle. Onze heures du matin… Sans que Lena eût songé à réfléchir, ou à protester, ou à s’expliquer, sans que Marc se fût départi de son sourire un peu trouble, elle sentit sa main se poser sur ses épaules, glisser le long de son dos, passer sur la surface plus rêche de son slip de bain, en écarter l’élastique. Tout de suite, ses doigts furent en elle. Suffoquée, elle saisit l’épave à pleins bras, comme pour mieux y prendre appui. Elle sentit le sexe de Marc, qui avait calé son ventre contre son dos, remonter le long de ses cuisses, très haut. Éclata alors un prodigieux feu d’artifice dont elle n’aurait jamais osé soupçonner qu’il pût être aussi inouï. Une minute à peine, mais si intense, si totale, hors du temps et hors de tout, qu’elle concentrait dans sa violence la dilatation explosive de toutes les parcelles de temps déjà vécues, de toutes les années de vie à vivre. Maintenant, elle en était sûre, Dieu existait et, pour elle, il aurait toujours le visage de Marc. Désormais, elle pouvait mourir sans regret : elle savait tout, elle avait tout vécu, elle connaissait toutes les vérités. Anéantie, épave elle-même, Lena, accrochée à ses planches comme une algue informe et molle, entendit dans un brouillard Marc lui chuchoter à l’oreille : « Je vous ferai signe. » D’un coup de reins, il avait plongé pour disparaître sous la quille du Vagabond.

Il était sur le pont depuis longtemps, se frottant le corps avec une serviette sous l’œil approbateur de Belle que Lena, toujours entre ciel et terre, entre la vie et la mort, n’avait fait encore aucun mouvement, la joue toujours collée contre le bois spongieux, le corps ondulant et bercé par le clapotis de l’eau salée. Quand elle reprit conscience, elle se hissa péniblement par l’échelle de coupée, comme une noyée et, en titubant, alla s’effondrer sur son lit, après avoir fermé la porte de sa chambre à clé, de peur que cette trop grande joie ne lui échappe.

Plus tard, il y avait eu d’autres éblouissements de ce genre — que Marc faisait naître avec une révoltante facilité — mais jamais aussi violents, purs et inattendus qu’en ce premier jour. On aurait dit qu’il se montrait avare, aussi bien de sa personne que de ses rendez-vous, ce qui décuplait le plaisir de Lena lorsqu’elle avait enfin droit à l’une de ces rencontres qu’il semblait se faire une joie de remettre à plus tard, toujours plus tard.

Hier soir encore, ayant pris pour prétexte la soirée de Kallenberg, elle avait débarqué à Paris, toute au bonheur de lui faire la surprise de sa venue, se promettant mille félicités de la nuit qu’elle allait passer avec lui : rien n’avait marché. Marc avait été introuvable. Par deux fois, elle s’était même enhardie à téléphoner à sa résidence de Saint-Cloud, où elle avait eu la malchance de tomber sur Belle. Elle avait raccroché aussitôt, et sa nuit au Plazza avait été épouvantable, malgré les gerbes de roses miraculeusement arrivées dans sa suite, alors que nul n’était censé soupçonner son passage. À l’aube, après avoir vainement appelé plusieurs boîtes de nuit où il aurait pu se trouver, elle avait avalé trois comprimés de somnifère et s’était engloutie dans un méchant sommeil dont elle était sortie trois heures plus tard, éreintée, la mine chiffonnée. À midi seulement, elle avait pu le joindre, dans un studio où il synchronisait un film tourné l’année précédente aux États-Unis. Apparemment, il n’avait pas eu l’air enchanté de l’entendre, encore moins de la savoir à Paris. Presque à contrecœur, il avait accepté de déjeuner avec elle, précisant que son temps était limité, son travail reprenant à trois heures. Lena avait masqué sa déception sous un ton badin — n’importe quoi plutôt que ne pas le voir — mais le repas avait commencé en catastrophe. Marc semblait agacé, distant, froid, malgré les efforts qu’elle faisait pour le séduire. Peut-être était-il furieux des deux coups de téléphone anonymes que Belle lui avait sans doute reprochés ? Lena se décida à prendre un risque. Elle rompit le silence :